– Votre Altesse, le seigneur Drukda est arrivé.
L'Empereur Jurgen n'avait pas pris la peine de détacher ses yeux bridés de la carte qu'il étudiait avec intensité. Ce n'était qu'un humain... Aussi se contenta-t-il de lui répondre froidement, sans même le regarder :
– Fais-le venir à la salle de conseil, et appelle Chig Rohir.
Alors que l'esclave disparaissait sans un bruit, Jurgen continuait de contempler le parchemin. Absorbé par ses réflexions, il se massait soucieusement le front, frottant du bout de son index la petite gemme qui y était incrustée, comme s'il avait cherché à la faire briller davantage. Le petit quartz fumé était exactement de la couleur de ses yeux, ou plutôt, c'était eux qui en avaient pris la teinte, lorsqu'il était devenu Héritier.
Il se redressa et posa solennellement sa couronne sur ses cheveux grisonnants, autrefois aussi sombres que les ténèbres. Leur nuance qui s'éclaircissait d'année en année était le seul élément qui permettait de deviner son âge mûr. L'elfe de l'air, comme beaucoup de ses semblables, était doté d'une physionomie à l'épreuve du temps : son visage aux traits placides lui donnait même une apparence presque affable.
L'insigne était imposant, ses longues tiges dorées censées représenter toute la puissance de l'Empire, dépeignaient également très bien la pesanteur qu'avait celui-ci sur ses épaules. Aussi ne l'arborait-il pas toujours sur sa tête, mais seulement en la présence de visiteurs. Par chance, les portes étaient dimensionnées pour que sa couronne et sa suffisance puissent passer sans accroc.
Jurgen prit soin d'enrouler la carte et quelques autres parchemins, puis sortit de son cabinet, l'air contrarié. Il emprunta les couloirs de pierre et escaliers menant à la chambre de conseil. Sur son passage, chaque garde s'était prosterné devant lui avec une déférence immodérée, le regard baissé.
L'Empereur entra sans accorder la moindre attention à l'esclave qui lui tenait la porte. Les dénommés Drukda et Chig Rohir attendaient déjà dans la salle austère. Le mobilier était pourtant fastueux, bien que peu abondant : une large table sculptée dans de l'ébène d'Ifaestyr trônait en son centre, entourée de quelques chaises imposantes d'une teinte semblable. Seuls les portraits et les tentures dorées recouvrant certains murs égayaient le lieu. Sur chacune d'entre elles, une gigantesque abeille aux ailes à demi déployées était brodée.
L'Empereur les observa se lever et s'incliner respectueusement devant lui, avant même qu'il n'eût franchi le seuil de la porte. Lorsqu'ils se furent redressés, il plongea son regard perçant dans les yeux bridés de Drukda, si bridés qu'ils paraissaient impénétrables. C'était une des nombreuses particularités des Dongāriens, les elfes de l'air. Jurgen le dévisagea avec insistance, cherchant à déceler ses arrière-pensées. Cela ne lui demanda que peu d'efforts. La flamme qui y brillait et ses traits figés trahissaient une véhémence vindicative.
D'ailleurs, c'était certainement ce caractère sanguin qui l'avait incité à rester debout plutôt que de s'asseoir en imitant le chig, comme l'aurait voulu le protocole.
– Votre Altesse, avez-vous reçu mon message ?
Sa longue chevauchée n'avait aucunement calmé son empressement, pas plus qu'elle n'avait tempéré l'ire qui grondait dans sa voix. Il portait toujours sa robe de voyage aux pans couverts de boue, détonant avec les soieries aux couleurs chatoyantes qu'arboraient l'Empereur et le chig.
– Oui Drukda, assieds-toi.
Il hésita quelques instants, puis finit par s'exécuter. La colère déferlait encore en lui avec tant d'intensité qu'elle débordait de son être à chacune de ses expirations.
Chig Rohir l'observait avec un calme imperturbable qui ne semblait pas uniquement résulter de son âge avancé.
– Nous ne pouvons pas nous laisser insulter de la sorte ! Ils n'ont pas le droit d'agir ainsi, envoyons sur le champ nos meilleurs soldats et faisons-leur prendre conscience de leur trahison ! s'emporta Drukda en haussant vivement le ton.
Jurgen s'assit à son tour autour de la table. Une expression soucieuse avait assombri son visage, dénotant l'inquiétude que lui inspirait cette affaire. La question lui semblait aussi épineuse qu'un sapin, et en avait d'ailleurs la senteur.
– Qui a insulté qui ? l'interpella Chig Rohir. N'ayez pas l'arrogance de mêler vos problèmes à ceux de l'Empereur.
Il avait parlé froidement, chargeant l'atmosphère d'encore plus de tension.
– Bien sûr ! C'est mon fils, la première victime de cette trahison. Mais il ne s'agissait pas là d'une union ordinaire. Et vous ne pouvez pas ignorer les enjeux de cette alliance. Il n'est pas question d'un simple contentieux entre nos deux familles, c'est tout l'Empire qui est menacé !
Drukda ponctua son élocution d'un coup de poing ferme sur la table, faisant sursauter l'esclave au fond de la pièce.
– Pour qui vous prenez-vous ! N'oubliez pas que c'est à l'Empereur que vous vous adressez ! s'indigna Chig Rohir en se redressant de toute sa hauteur. Vous nous insultez déjà en vous présentant vêtu de ces fripes répugnantes, qui empestent la gueuserie à mille pas ! Cessez d'arborer cet air impérieux en la présence de Son Altesse ou c'est au cachot que vous finirez !
Un sourire presque imperceptible avait étiré les lèvres de Jurgen, visiblement amusé par la remarque du chig.
– Je me montre ainsi au Conseil car la situation est urgente. Et je suis étonné que rien n'ait encore été envisagé ! répondit Drukda en se levant brutalement. En faisant disparaître la fille de leur Chef, les Loeknohriens nous rient au nez. Ne voyez-vous donc pas qu'il s'agit-là d'un coup monté pour garder la gemme sur leurs terres ? Combien de temps continuerez-vous d...
Il s'interrompit d'un coup. Pourtant, ses lèvres n'avaient pas cessé de bouger. Son visage s'était crispé et son teint légèrement hâlé virait maintenant au rouge. Malgré tous ses efforts, l'air demeurait figé autour de lui, refusant de s'infiltrer en lui. Il releva son regard vers Chig Rohir, qui le dominait de plus d'une tête. Pensait-il réellement pouvoir le faire taire par sa seule maîtrise de leur élément ? Drukda explosa de rage.
Il fit alors quelques mouvements de ses bras, aussi vifs que précis. Un brusque coup de vent se créa entre lui et le chig, ébouriffant la longue barbe lisse et les cheveux opalins de ce dernier. Le chapeau carré qui couvrait sa tête, symbole de son appartenance à l'Oracle, s'était même retrouvé à terre.
– Il suffit !
La voix de Jurgen avait grondé, avec plus de force que le tonnerre. Il avait préféré intervenir avant que la colère de son conseiller ne fasse bouillir son sang-froid si légendaire.
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LE DERNIER HÉRITIER - T1. La première guerre
FantasiaAu commencement, le Pi, force mystérieuse, se fragmenta en douze gemmes. Chacune incarnant sa puissance. Chacune assignée à un Héritier. La disparition de la fille du Chef des Clans menace de semer la discorde entre les quatre peuples d'elfes. À tr...