Depuis de longs sabliers, l'armée du général Taegnor progressait à une allure constante sur les sentiers encore givrés, en direction de Vinmur. Ils avaient quitté Sinohra avant l'aube, et avaient vu les premiers rayons du soleil chasser les ombres de la nuit, embrasant le ciel de leur lumière éclatante aux reflets violacés. La cité n'était désormais plus qu'à quelques centaines de pas, surplombant magnifiquement les vignes endormies qui jalonnaient le val.
Au loin, les soldats en première ligne aperçurent des masses inertes gisant sur le bord du sentier. Taegnor descendit de sa monture, celle ayant appartenu au général Chunlei. Un cheval robuste, taillé pour la guerre, dont l'endurance lui permettait de faire de longues distances sans se fatiguer. Mais il manquait de cette fougue caractéristique aux pur-sang d'Ithela. Sans lâcher sa bride, Taegnor s'approcha de ce qui ressemblait à un amas de fripes sales et abandonnées. C'était des cadavres. Bien que le froid âpre et dur les eût conservés, ils exhalaient une affreuse douleur. Un mélange de putréfaction et d'excréments. Le guerrier tenta de retourner une des dépouilles du bout de sa botte, pour ne pas risquer d'attraper quelque maladie que ce soit. D'après leur rigidité, la mort n'était pas toute récente. Il réussit à distinguer l'extrémité pointue de l'une de ses oreilles, un elfe. Ils étaient quelques dizaines, principalement femmes et enfants, recroquevillés sur eux-mêmes, semblant avoir agonisé jusqu'à leur dernier souffle.
– Qui a tué ? s'enquit Jorunn en scrutant à son tour les corps à ses pieds.
Il arrivait enfin à s'exprimer spontanément dans la langue de l'Empire, sans que Taegnor ait à le reprendre.
– Le froid et la faim, très certainement.
Pendant qu'il lui répondait, Taegnor continuait de parcourir leurs dépouilles, à la recherche d'indices. Ses yeux s'arrêtèrent sur une étoffe qu'un jeune enfant tenait fermement entre ses petits doigts crispés. Un écusson était brodé dessus, à peine discernable tant le morceau de tissu était pouacre. Le général dégaina son couteau pour l'étendre du bout de son acier. Il reconnut les armoiries de Sinohra au visage terrifique de l'Ourliatz. Des nobles qui avaient certainement pris la fuite avant que le château ne soit envahi, espérant trouver refuge à Vinmur.
Taegnor rengaina sa lame. Il avait toujours détesté ces nobles qui lui rappelaient invariablement les sévices subis dans son enfance. Toutes les injustices révoltantes et impitoyables de l'Empire étaient conséquentes à la cruelle indifférence de ces mieux lotis. Toutefois, la vue de ces misérables privilégiés, destitués de leur propre vie, ne lui inspira aucune joie, aucun soulagement. Et ce n'était pas seulement parce qu'il n'avait sous les yeux que des cadavres de femmes ou de rejetons. La responsabilité n'était, selon, lui, pas une affaire de genre ou d'âge. Il était lui-même bien plus jeune que ceux-là lorsqu'il avait dû, pour la première fois, répondre de sa condition et en accepter le châtiment.
En redressant son regard morne vers les immenses portes en bois massif, à juste quelques dizaines de pas, Taegnor remarqua la dépouille nue d'un elfe qui y avait été sauvagement cloué. D'épais piquets, couverts d'autant de rouille que de sang, lui transperçaient le corps à de nombreux endroits, les yeux, la gorge, les épaules, paumes, cuisses et pieds. Taegnor ne put réprimer une grimace de dégoût à l'idée que le supplicié eut été encore vivant en subissant ce supplice. Puis il discerna les miniatures d'arbres tortueux suspendues à son cou. Son cœur se serra. Non pas de pitié, mais de dépit. Il ne pouvait s'agir que d'un maestrin du Temple, et très probablement de celui chargé de lui remettre son dû. Il ne pouvait pas croire que ce destin eut échappé aux précognitions du Temple. Une fois de plus, il s'était laissé manipuler par ce vieil aveugle qui le connaissait peut-être mieux que lui-même.
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LE DERNIER HÉRITIER - T1. La première guerre
FantasyAu commencement, le Pi, force mystérieuse, se fragmenta en douze gemmes. Chacune incarnant sa puissance. Chacune assignée à un Héritier. La disparition de la fille du Chef des Clans menace de semer la discorde entre les quatre peuples d'elfes. À tr...