Chapitre 3

121 10 2
                                    

Le domaine des Ausbourg prenait racine au sein d'une forêt de feuillus qui peuplait une vaste portion du vallon, dissimulé de chaque regard indiscret. Le patriarche avait mis un point d'honneur à acquérir une demeure éloignée de toute agitation afin d'élever ses enfants dans un cadre bucolique. Il s'était déniché cette antique bâtisse perdue en territoire boisé qu'un vieil aristocrate aux airs d'ermite avait autrefois occupé avant de sombrer dans la ruine et la solitude.

L'immense maison de maître évoquait les traits majestueux d'un châtelet, empruntant son esthétique à l'élégance de la Renaissance. Sa façade en plâtre d'un pâle éclat témoignait d'une délicate sobriété, tandis que ses poivrières coiffées d'ardoise rappelaient les gracieuses tours qui s'élèvent aux abords des prestigieux châteaux de la Loire.

La noble demeure se répartissait sur deux étages, auxquels s'ajoutaient combles dont l'usage était exclusivement réservé au personnel domestique, ainsi qu'un sous-sol dévolu aux cuisines. Le rez-de-chaussée, véritable épicentre de la vie sociale, abritait avec faste la salle à manger, le salon, mais également une somptueuse salle de réception ou de bal. Le premier étage, quant à lui, se dédiait aux espaces intimes des jeunes filles, comprenant leurs chambres, salles de bain, cabinets de toilette, bureaux et une ravissante bibliothèque bien garnie. Enfin, le dernier étage offrait les appartements privés du couple, agrémentés de pièces polyvalentes telles que des espaces de rangement, de lecture ou de comptabilité.
Madame Ausbourg se réservait un boudoir personnel, où elle s'attelait à l'administration méticuleuse des comptes et à la gestion minutieuse des précieux vignobles. Monsieur Ausbourg, conscient de l'ampleur des responsabilités inhérentes aux affaires familiales et dépourvu d'un héritier mâle pour perpétuer sa lignée, ne pouvait assumer seul ces charges. C'est pourquoi il encourageait avec bienveillance Esther, dont l'esprit s'épanouissait dans les arcanes des mathématiques, à prêter main-forte à sa mère dans cette tâche complexe, ce qui ne manquait pas de remplir d'orgueil la jeune fille.

À dire vrai, la devanture de la bâtisse se parait d'une harmonie tantôt verdoyante, tantôt teintée d'un délicieux blanc cassé, veillée par une végétation opulente et gracieuse. Des lierres, des jasmins et des glycines s'enroulaient avec grâce autour de ses murs, se déversant délicatement dans les bosquets privés chéris par la matriarche. Un jardin à la française s'étendait devant cette résidence, rivalisant en élégance avec les parcs majestueux de Versailles, bien qu'en proportion plus modeste. Ses allées de buis taillés avec précision et ses fontaines de pierre polie conféraient à l'ensemble une aura de grandeur et de raffinement.
Madame Ausbourg prenait un plaisir infini à y cultiver ses parterres de roses ou bien à s'y balader bras dessus bras dessous avec son époux, étreints par la quiétude des lieux. Plus d'une fois, la fratrie les avait surpris, roucoulant à la tombée de la nuit, échangeant des mots d'amour qui ne manquaient de ravir le cœur d'artichaut de la benjamine et de susciter l'hilarité inavouée des trois autres sœurs qui peinaient à se retenir d'éclater de rire, réfugiées dans les broussailles. Cette symétrie dans le taillage des haies était en parfaite adéquation avec l'esprit rigoureux et cartésien de la maîtresse des lieux, un contraste saisissant avec le havre champêtre où ses filles évoluaient, constituant la majeure partie du domaine familial.

Elles faisaient des parties de cache-cache dans ses hautes herbes et ses pâturages en friches, tressaient des couronnes avec les fleurs des champs, jouaient à colin-Maillard à la manière de Marie-Antoinette et de ses amies qui pour échapper à l'austérité de la cour se rendait au Petit Trianon pour cultiver leurs aspirations romanesques et leurs fantasmes de vie paysanne. Elles incarnaient à tour de rôle la Duchesse de Polignac, la princesse de Lamballe, Juliette, Antigone, Phèdre, Lucrèce... Le quatuor jubilait de son exaltation pour le théâtre ou, plus exactement, l'art de revêtir des personnages qui leur étaient étrangers, s'octroyant ainsi l'opportunité d'embrasser une existence différente à travers les mots et les maux de ces personnalités ne serait-ce qu'un instant. Loin de chercher à fuir leur réalité confortable, il s'agissait là d'un simple jeu qui les transportait vers l'éclat du rire plutôt que vers une profonde introspection.

ÉlinorOù les histoires vivent. Découvrez maintenant