Élinor remarqua à peine le majordome, d'une prestance à la fois discrète et imposante, qui vint déposer avec une grâce silencieuse son plateau repas sur le coin du bureau.
À force de consulter les épais registres, elle découvrit maints autres produits importés controversés outre le coton. Le sucre de cannes, précieux nectar provenait également des colonies esclavagistes des Caraïbes et des Amériques, le caoutchouc, substance dont l'extraction empreinte de tourments suscitait bien des débats sur le continent sud-américain, et le thé, douce infusion très prisée en nos contrées, mais qui se liait pareillement à l'amertume de l'opium échangé en Chine.
Indubitablement, leurs échoppes déployaient aussi une pléiade de produits tels que le café, les céréales, la laine, le fer ou encore le bois... Hélas, cette exquise diversité ne constituait même pas le tiers de leurs bénéfices dans le marché international. À mesure que les heures s'égrainaient, la réalité prenait une teinte de plus en plus sombre, révélant que les meilleures voies pour prospérer s'avéraient être ni morales, ni bien considérées par le peuple. S'ajoutait à cela une crise des substances qui, telle une tenaille implacable, creusait davantage les écarts de richesse entre eux et la classe populaire, sapant ainsi graduellement leur réputation. Oh non, ses parents n'offraient pas assistance de par bonté ou altruisme débonnaire, mais vraisemblablement par crainte, peut-être en prévision d'un soulèvement à venir ?
Sa benjamine, s'inquiétant de ne point voir sa sœur émerger du bureau en cette fin d'après-midi, la rejoignit aux alentours de dix-sept heures. Tel un souffle léger dans la pièce feutrée, elle s'annonça avec une certaine tempérance, guettant une opportunité de briser la concentration studieuse d'Élinor. La constatant le front perlé de sueur, la main tremblante sur la prise de sa plume à force de prendre des notes et la respiration saccadée, elle refusa de modérer ses propos et se mit à rassembler les registres sans lui demander la permission pour les remettre à leur place sur les étagères.
— Tu vois bien que je suis occupée ! Pourquoi te permettre de ranger ces livres, s'exclama la cadette avec animosité, en recouvrant les autres ouvrages de ses bras pour empêcher Esther de s'en saisir.
— Je ne sais pas ce que tu souhaites accomplir mais cesse tout de suite ! Tu n'as pas pris une minute de repos en plus de ne rien avoir avalé de la journée, ton visage témoigne de ta fatigue et pourtant, tu ne délaisses pas ces satanées pages, rétorqua la jeune fille en pointant d'un doigt accusateur le plateau repas.
— La manière dont j'occupe mon temps libre ne te regarde pas ! Retourne à tes sciences et daigne me laisser en paix, s'écria Élinor, se redressant vivement de son siège avec une énergie débordante, faisant ainsi voleter quelques feuillets sur le sol dans un léger fracas.
L'écho de ses paroles résonnait encore entre les murs, prolongeant l'effet de l'affrontement. Esther resta muette devant son aînée, dont on pouvait déchiffrer la frustration à travers son expression crispée, ses traits tirés et ses sourcils froncés. Ses yeux brillaient d'une lueur inconnue, imprégnés par une fureur non maîtrisée, simple reflet de son exaspération et de son impatience grandissante. Une tension palpable emplissait la pièce, alors que les deux sœurs se faisaient face, chacune campée dans ses convictions, dans un silence tendu.
— Pourquoi t'énerves-tu comme ça, demanda Esther d'une voix tremblante, surprise par l'ampleur de la réaction d'Élinor, dont le regard reflétait une haine inédite.
La jeune fille ouvrit la bouche, dans l'idée de réprimander davantage sa benjamine, mais se pétrifia face à la mine déconfite de celle-ci. Elle plongea son visage au creux de ses mains en poussant un râle d'exaspération.
— Mon Dieu... Je suis en train de perdre la raison, murmura-t-elle entre ses doigts, je suis désolée, s'excusa-t-elle en s'abandonnant dans son fauteuil, ses jambes se dérobant sous son propre poids.
La tension qui avait embrasé la pièce commençait à s'apaiser, laissant place à une atmosphère chargée d'émotions mêlées. Élinor, le front toujours marqué par l'incertitude, entreprit à rassembler les documents en silence, prenant le temps de les disposer avec soin. Esther la rejoint, lui ayant rapidement graciée cet éclat qui n'était que le point de rupture obligé à son accablement.
— Je suis désolée, répéta-t-elle alors encore plus de douceur.
— Je te pardonnerai, si et seulement si, tu quittes cet endroit pour aller chevaucher Corbeau. Je finirai de ranger, de toute manière tu ne connais pas l'emplacement de tous les ouvrages sur les rayonnages, répondit Esther, esquissant un léger sourire en coin.
— Ne t'étonne pas si, dans un élan de gratitude, tu trouves une pile de gâteaux déposée dans ta chambre, car je me sens redevable envers toi. J'ai été d'une odieuse impolie, et...
— Je t'ai harcelé de questions indiscrètes et tu m'as avancé dans mon travail. Certes nous avons fait cette promesse stupide mais je dois admettre que j'en ai bénéficié bien plus que toi. Je sais également que tu dors mal depuis l'annonce de mère sur les futures fiançailles d'Élisabeth et je crois sincèrement qu'il te faudrait davantage de quiétude et de répit. Je te pardonne, certes, cependant si tu veux t'excuser, explique-moi. Explique-moi pourquoi tu tenais tant à fouiller les dossiers de nos parents en prétendant t'intéresser à la comptabilité, au point d'y passer ton après-midi ?
— Je désirais connaître l'origine de toutes nos richesses.
— Pourquoi ?
— Parce que j'ai réalisé que je ne savais rien sur le monde et que connaître notre affaire constituait un bon début. Cela ne te dérange pas que les autres en sachent plus que nous même sur notre propre famille ?
— Les autres... Qui sont ces autres ? Je me fiche de ce que peuvent raconter ces autres sur nous. Ils sont jaloux, voilà tout, affirma-t-elle en balayant ses craintes du revers de la main.
— Tu as sans doute raison, répondit la cadette, dissimulant habilement ses préoccupations d'adulte, ne désirant point accabler sa sœur de ses inquiétudes. En définitive, Esther avait encore droit à son innocence et à son insouciance d'enfant. Il serait bien cruel de charger une jeune fille d'une douzaine d'années seulement d'un tel fardeau.
Après un bref passage aux cuisines pour solliciter que l'on fasse apporter des pâtisseries à sa sœur, Élinor se retira dans sa chambre afin de se défaire de ses jupons froissés et revêtir sa tenue d'équitation. Désirant ardemment monter à califourchon, elle ne s'encombra pas de robes longues d'amazones et enfila un pantalon d'homme, généreux présent paternel discrètement acquis à l'insu de sa mère, à n'en point douter.
Comme elle l'avait fait demander, son étalon attendait patiemment, scellé que sa cavalière daigne se présenter pour libérer l'énergie qui s'était accumulé dans ses sabots dans les vastes étendues des landes. À peine eut-elle pénétrée les écuries qu'il échappa au contrôle du jeune Arthur pour rejoindre sa maîtresse laquelle manifestait tout autant son empressement que lui à l'idée
Rien n'importait plus lorsque le puissant souffle du vent du Nord balayait les larmes gorgées du trop de réalité de ses yeux, sa fraîcheur stimulante effaçant les marques du chagrin alors que son Frison galopait en direction du crépuscule à l'horizon. En de tels instants, Élinor s'autorisait, elle aussi, cette transcendance exaltante qu'était la joie simple et pure d'enfant ; celle de courir vers le soleil en espérant un jour le rattraper.

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Élinor
Historical FictionProvins, 1850. Héritière d'une puissante famille bancaire parisienne, Élinor Ausbourg se délecte de la quiétude de sa campagne natale, loin des agitations tumultueuses de la Ville Lumière. Telle une âme solitaire, elle trouve refuge dans la nature e...