Chapitre 35

42 6 7
                                    

Amos Ausbourg s'éteignit après trois ans de lutte acharnée à l'Hospice de la Charité, le 30 mars de l'année 1856.

La veillée funéraire se déploya dans une intimité réservée en petit comité, comprenant seulement son épouse, ses filles, Élisabeth en compagnie de son mari et de Scarlett, puis quelques rares amis et confidents, parmi lesquels figurait Aron Ashford

Quant aux demoiselles Ausbourg, qui avaient déjà commencé à faire le deuil depuis un an, elles parvenaient à maintenir leur sérénité malgré les larmes fugitives qui pouvaient se faufiler le long de leurs joues. En égard aux sensibilités de chacun, la cadette avait impérativement insisté pour que le visage de son père fût couvert par le tachrichim, ce linceul blanc pur, cachant ainsi l'ombre de lui-même qu'il était devenu, afin que sa mère et ses sœurs ne puissent en contempler les ravages dévastateurs, laissant à elle seule le fardeau des souffrances que la maladie avait infligées à ce corps autrefois vigoureux.

Tandis que le rabbin récitait solennellement le Kaddish, Élinor demeurait en proie à une indifférence glaciale, une apathie si profonde qu'elle semblait capable de glacer l'âme de ceux qui croisaient son regard vide, divaguant dans les méandres d'un horizon insaisissable. Depuis trois ans, elle naviguait en apnée, glissant dans un état de semi-conscience, exécutant ses devoirs avec une mécanique inébranlable. Ses retours au foyer familial se raréfiaient, limités à de rares occasions, elle ne trouvait plus le temps pour se réunir avec ses sœurs et n'avait aucun allié dans cette lutte incessante pour préserver sa position au sommet des institutions financières.

Le pouvoir dont elle était la dépositaire, si délicat dans sa manifestation, ne puisait sa légitimité que des deux ou trois paragraphes minutieusement couchés sur une simple feuille de papier. À la moindre ébauche de vulnérabilité, le spectre de l'abandon la tourmentait, l'incitant à se démettre de toutes responsabilités pour regagner son domaine ancestral, sans jamais accorder un dernier regard à cette métropole qui l'éloignait de ce qu'elle chérissait. Pourtant, le rappel impérieux de la nécessité de maintenir le fonctionnement de l'entreprise familiale s'imposait. Les ressources financières, telles des gouttes de rosée, s'évaporaient à une cadence effarante. Comment honorer les frais du conservatoire pour la formation d'Evalyn, rétribuer les éminents précepteurs d'Esther, et continuer de rémunérer les diligents domestiques, jardiniers et cuisiniers qui faisaient tourner la maisonnée ? Les dépenses s'alignaient à perte de vue, une procession ininterrompue de chiffres dont l'enchaînement parfait suscitait tant d'inquiétude.

Quand il eut fini la prière, Élinor s'éclipsa du cercle familial, portée par une décence empreinte de noblesse, afin d'exprimer sa reconnaissance à l'entourage paternel. En dépit de la présence imminente d'Aron Ashford, à l'égard duquel les volutes de rancœur s'étaient dissipées dans les méandres du temps. Elle réalisa également en cet instant que son géniteur avait pu rester très secret dans ses amitiés car elle ne connaissait pas la moitié des gentilshommes.

— Bonsoir messieurs, je vous remercie d'être venu pour honorer sa mémoire, les salua-t-elle en s'inclinant. Je suis saisie d'une mélancolie sincère, mais il se trouve que mon père n'a point esquissé vos noms lors de nos échanges, et ce mystère m'incite à solliciter humblement vos précieuses identités. Votre fidélité à son égard, que j'estime à sa juste mesure, saura sans doute ajouter de la lumière à l'ombre qui entoure son existence, leur demanda-t-elle avec sollicitude, curieuse de connaître ces hommes qui le suivaient depuis des années.

— Assurément, mademoiselle. Permettez-moi de me présenter, je suis Monsieur Georges-Eugène Haussmann, accompagné de Monsieur François Guizot, Monsieur Théophile Gautier et je crois que vous connaissez déjà Monsieur Aron Ashford. Il semblerait qu'Amos ait toujours été discret sur son entourage, toutefois, il convient de noter qu'il ne tarissait point en éloges envers votre personne et celles de vos sœurs

La jeune femme était en proie à un mélange d'étonnement et de stupeur, une émotion indicible saisissant son être tout entier. Devant elle s'étalaient des présences illustres des arènes de débats politiques, des tribunaux et de la critique artistique. Même l'architecte, ce bâtisseur infatigable des contours urbains de la capitale, se trouvait parmi ce parterre distingué. Une constellation d'éminences, un assemblage de personnalités qui, à n'en point douter, figuraient au firmament des esprits influents de Paris. Quel prodige avait permis à Monsieur Ausbourg de soustraire ces affinités si remarquables aux feux de la notoriété, pour les enfermer dans le secret ?

— L'ampleur des cercles de connaissances de mon père m'échappait jusqu'alors. Cette surprise accroît d'autant ma gratitude à l'égard de votre présence, adressa-t-elle avec un signe de tête empreint de reconnaissance plus profonde encore.

— Je vous en prie, vous nous flattez, mademoiselle, s'exclama Monsieur Guizot, il était hors de question pour nous de faire défaut en pareille circonstance, assura-t-il d'une voix ferme.

— Il nous a assuré que ses entreprises seraient entre de bonnes mains après sa mort, comment se passe la direction de vos deux banques, demanda Monsieur Haussman avec intérêt.

— Il n'est pas chose aisé d'asseoir son autorité, d'autant plus lorsque le contexte économique de notre pays est aussi instable, révéla-t-elle avec une sincérité nuancée, laissant percer une pointe d'amertume. L'horizon semble annoncer une crise financière, Messieurs, d'ici peu. Les investisseurs étrangers se retirent du rivage de nos affaires. Les matières premières, ces fondations même de notre trésor, s'abandonnent dans une dégringolade de valeurs. Quant aux prêts, ah ! Ces prêts aux créances incertaines, ils prennent l'allure d'un fardeau de plus en plus pesant, menaçant l'équilibre de l'ensemble. Enfin, nous ne sommes pas ici pour parler affaires mais je dois avouer que je préfèrerais m'occuper de notre commerce d'import-export ou bien de nos vignobles.

— Pourquoi ne pas céder votre poste dans ce cas, interrogea Aron Ashford, ses traits empreints d'une gravité teintée de préoccupation, le tout exécuté avec une sincérité rigoureuse.

— J'ai fait une promesse, riposta-t-elle avec une fermeté douce, soutenant l'intensité de son regard de sa propre détermination. Une promesse à l'égard de ma personne et de ma famille. J'aspire à préserver l'empreinte du nom Ausbourg de l'oubli, d'une postérité ignorante de son éclat d'antan.

— Amos m'avait fait part de vos ambitions, il semblerait qu'elles n'aient guère changées, continua-t-il.

— Il semblerait en effet, confirma promptement Élinor, veuillez m'excuser messieurs, il est grand temps que je retourne veiller auprès de ma mère.

— Bien sûr. Bonne soirée mademoiselle, peut-être aurons-nous l'opportunité de disserter à nouveau sur ces problématiques.

— Si en quelque instant, mademoiselle Ausbourg, le moindre doute venait à assombrir votre sérénité, je vous invite à recourir à nos conseils, suggéra Monsieur Gautier d'un ton emprunt de bienveillance, sa voix jusqu'alors muette trouvant alors sa place dans cet échange. Pour nombre de raisons, nous devons bien ça à Amos.

— Je vous remercie pour votre sollicitude. Sur ce, je vous souhaite une bonne soirée.

Dans un ultime salut, la jeune dame s'éclipsa, regagnant sa mère pour la soutenir dans cette épreuve, épaulée par ses sœurs. Dès lors qu'elle se retira, Monsieur Haussman fit volte face vers Monsieur Ashford, visiblement amusé.

— Elle a été taillée dans le même bois que son père cette petite. Pensez-vous, en toute probabilité, qu'elle pourrait oser solliciter notre assistance, murmura l'architecte avec cynisme, son expression légèrement teintée d'un rictus subtil.

— En aucune circonstance, vous pouvez me croire, elle n'usera de l'audace de demander soutien, même au cœur des affres de la déchéance, proclama Aron d'une voix ferme, son énonciation dépourvue de tout écart.

— Tu la portes en haute estime dis-moi. Après tout, il est vrai qu'elle te ressemble à tous les égards, rétorqua Monsieur Gautier, échangeant un regard complice avec son ami, avant de lui donner un coup de coude amical.

— Tu n'as pas tort, concéda-t-il avec humour, un sourire léger jouant à la commissure de ses lèvres, les yeux toujours rivés sur la jeune femme, nous sommes tous les deux étouffés par le vice notre fierté, admit Aron dans un soupir harassé. 

ÉlinorOù les histoires vivent. Découvrez maintenant