Chapitre 18

59 5 2
                                    

Il était rarissime qu'Élisabeth s'absente, d'autant plus conjointement à Madame Ausbourg, ce qui conférait à Élinor le rôle de maîtresse de maison. La jeune fille éprouva une difficulté manifeste à voiler sa fierté, lorsque, telle une reine, elle pénétra à l'intérieur du foyer en franchissant majestueusement la porte d'entrée, observant avec un sourire subtil les domestiques qui, dans une déférence respectueuse, s'inclinaient sur son passage.

— Bonjour tout le monde, les salua-t-elle diligemment.

— Bonjour et bienvenue mesdemoiselles, les honora Albert au nom de tous, dois-je comprendre que Madame et votre sœur aînée seront absentes ?

— Jusqu'à vendredi oui. Paris attire certes, mais Paris retient surtout. Tout s'est bien passé en notre absence ?

— Ma foi, comme d'habitude mademoiselle.

— À la bonne heure, se réjouit-elle, ravie de retrouver ses usages. Vous ferez porter mon repas en et celui d'Esther dans le bureau de ma mère. Sans plus tarder s'il vous plait, je meurs de faim.

— Très bien, souhaitez-vous autre chose ?

— Hum... Prévenez Arthur que je ferais une balade avec Corbeau ce soir, qu'il cire sa selle si besoin.

Après avoir gratifié tout un chacun d'un poli signe de tête, elle se retira diligemment au dernier étage pour rejoindre le boudoir dédié à l'administration, Esther poursuivant son ombre

— Souhaites-tu t'atteler aux comptes dès maintenant, demanda la benjamine, davantage concernées par ses études.

— Le plus tôt sera le mieux. Oh ne t'inquiète pas, j'apprends vite, tu pourras rapidement retourner à ta besogne.

— Je suppose qu'il faille que j'honore ma promesse...

— Taratata, ne sois pas si dramatique, il ne sera question que d'une petite heure. Où est passée cet engouement dont tu faisais preuve pour me soutirer des romances ?

— Très bien, très bien, je m'incline, souffla-t-elle, résignée.

Le boudoir était sans aucun doute la pièce la plus chaleureuse de la maison, parée de ses rideaux et tentures de velours d'un rouge velouté, drapés avec un soin exquis. Au centre de la salle trônait majestueusement un bureau en bois noble de style Empire, richement travaillé et agrémenté de délicates sculptures. La surface en cuir finement ouvragé permettait l'exercice de l'écriture avec une aisance recherchée, tandis que les tiroirs, élégants et discrets, se prêtaient gracieusement au rangement des documents les plus importants. Chaque détail témoignait de l'attention méticuleuse apportée à l'agencement de ce sanctuaire dédié à l'étude et à la réflexion, où la maîtresse de maison trouvait refuge dans un havre de sérénité pour mener ses affaires et se plonger dans la lecture de livres et de manuscrits précieux.

Élinor prit place avec une aisance feutrée sur l'imposant fauteuil capitonné qui se dressait derrière le secrétaire, comme si elle avait toujours été destinée à occuper cette position privilégiée, épousant avec grâce les courbes du siège.

— Mère n'apprécierait guère que tu utilises sa chaise, lui intima Esther avec solennité, saisissant quelques épais ouvrages parmi les rayonnages de la bibliothèque.

— Ce qu'elle ignore ne peut lui faire de mal, répliqua la jeune fille avec une certaine morgue, ne pouvant dissimuler le sourire satisfait qui étirait délicatement ses lèvres rouges.

— Grand Dieu, les responsabilités te montent à la tête, ma chère sœur, fit remarquer sa benjamine avec un soupçon d'amusement et d'exaspération à la fois, tandis qu'elle étalait devant elle quelques documents avant de poser ses poings sur ses hanches, dans un geste de défi subtil.

— Je comprends que notre mère passe le plus clair de son temps ici.

— Savoure cet instant, car après une heure à t'occuper des livres de comptes, tu n'espéreras qu'une chose, quitter la pièce en courant, plaisanta la benjamine avec esprit.

— Je suis prête à parier que je peux en tenir deux, objecta la cadette sur un ton de défi, le regard pétillant d'audace et de détermination.

— Enfin bref, je vais te faire un déroulé de toute l'administration qui va t'incomber. La tâche n'est pas tant laborieuse qu'elle est longue et répétitive. Pour commencer, voici le registre des comptes, ici figurent l'ensemble des transactions financières, y compris les dépenses, les revenus, les dettes et les créances. Bref, l'entièreté des entrées et les sorties d'argent pour faire simple. Il y a plusieurs manuscrits, un pour chaque activité de la famille. Celui des charges quotidiennes, de nos vignobles, de nos échanges commerciaux à l'étranger...

Au fur et à mesure qu'Esther disposait avec assurance les livres soigneusement empilés sur le coin de la table, le sourire empreint de fierté qui illuminait le visage d'Élinor s'estompait graduellement, laissant place à une lueur de découragement. Devant sa mine effarée, la benjamine éclata d'un rire clair et cristallin.

— Il est encore temps de renoncer, lui glissa-t-elle taquine.

— Jamais je ne me dégonflerai pour si peu ! J'ai plus de volonté que ça, affirma la cadette, reprenant ainsi sa contenance, se rappelant fermement l'objectif noble de sa mission.

— Comme il te plaira ! Mon travail, et donc, le tien désormais, consiste à répertorier tous les nouveaux chèques que père nous fait parvenir et à effectuer les calculs afférents à nos revenus, dans le but ultime d'éplucher les raisons profondes de nos gains, afin d'améliorer perpétuellement nos rendements.

— En premier lieu, je m'attèle à la retranscription minutieuse, puis vient l'analyse scrupuleuse des données, et enfin, je conçois une stratégie avisée pour capitaliser l'ensemble.

— C'est exact, si l'on exclut le fait que la dernière étape échoit à la responsabilité de notre mère. Pour ma part, ce qui suscite davantage mon intérêt, ce sont les subtilités des mathématiques qui en découlent, et non tant les finalités mercantiles.

— Dans mon cas ce serait plutôt l'inverse.

— Je ne te connaissais pas aussi cupide, s'étonna Esther, interloquée.

— Mieux vaut vivre dans le luxe que la misère. On n'a jamais trop d'argent pour assurer ses arrières, récita Élinor avec l'aplomb d'une déclaration empreinte de sagesse, comme si ces paroles constituaient un proverbe plein de vertu, à méditer avec attention.

— Quelle pondération, ma chère ! La bourgeoisie se délecte de ton fervent dévouement à sa cause, railla Esther d'un ton subtil teinté d'ironie.

— Elle est ta cause également, je t'en assure. Je te rappelle que cet argent que tu te plais à critiquer constituera l'unique tremplin qui te permettra d'entreprendre tes études de médecine, déclara-t-elle avec une fermeté éloquente, soulignant ainsi l'importance vitale de cet investissement financier dans la réalisation des ambitions de sa jeune sœur.

— Ce n'est pas une raison pour en faire ton cheval de bataille. Il existe des desseins plus nobles que la fortune. Cet objectif vain ne t'apportera aucune joie, répliqua Esther avec une hauteur empreinte de conviction, laissant entrevoir sa préoccupation sincère pour le bien-être de son aînée.

Élinor avait conscience que son appétence, centrée sur l'accumulation de richesses, ne lui procurerait nulle satisfaction profonde, si ce n'était celle de conserver son statut social. Toutefois, elle savait également qu'elle ne possédait point de talent particulier pour les études, la musique ou bien les manières, qui auraient pu la guider vers de différentes voies d'épanouissement.

— Tu as raison, admit-elle avec un brin de résignation. Mais pour l'instant, c'est l'unique cause que je me suis trouvée à servir. Qu'ai-je d'autre, sinon cette aspiration vers un avenir que je souhaite rendre meilleur à notre égard ? Qu'ai-je d'autre ? 

ÉlinorOù les histoires vivent. Découvrez maintenant