Le couple en devenir passa quinze jours entiers à Provins, leurs seuls échanges avec leur clientèle se faisant au moyen de multiples dépêches télégraphiques expédiées quotidiennement par l'entremise d'Albert. Afin que l'instant puisse apporter un doux répit à Élinor, Aron lui transmit une notion qu'elle avait, ces dernières années, peu eu l'occasion d'exploiter : celle de la délégation.
Au commencement, elle manifesta une certaine réticence, mais avec la répétition de ses arguments, elle finit par s'acclimater à cette pratique, malgré l'anxiété qu'elle pouvait ressentir en constatant le temps ainsi gagné, temps qui lui permettait de se ressourcer et de profiter de son domaine. Bien que les années tout comme les richesses se soient accumulées, elle ne parvenait pas à se résoudre à recourir à des assistants pour négocier avec ses collaborateurs à sa place. La jeune femme s'était convaincue que cela lui conférait une réputation de sérieux et de prestige auprès de sa clientèle, même parmi les moins éminents, qui devaient se réjouir que les échanges d'idées fussent orchestrés par la plus haute autorité hiérarchique, et non par un substitut. Cependant, si elle essayait d'être sincère, confier la gestion de sommes considérables à quiconque ne faisant pas partie de son cercle intime, lequel se limitait à sa famille et c'était à peu près tout, ne correspondait pas à son éthique.
La confiance, elle daignait ne l'accorder qu'à peu de monde, surtout lorsqu'il s'agissait d'argent. À force d'arguments, Aron parvint à la persuader de partager le fardeau de ses préoccupations avec Albert, affirmant qu'après de nombreuses années de loyaux services au sein de la maison Ausbourg, il n'avait plus à démontrer sa valeur. En échange, le vieux majordome se vit assigner la tâche de lui présenter un compte rendu à la clôture de chaque journée. Il accepta cette responsabilité avec enthousiasme et Élinor s'excusa humblement de sa méfiance envers lui, qui, loin de lui en faire le moindre reproche, argua qu'en dépit de sa prudence, il fut la première personne à laquelle elle avait pensé pour la lecture du testament paternel, et qu'il était toujours honoré de la servir. Pour peu qu'elle eut été émotive, la demoiselle l'aurait serré dans ses bras.
— Peut-être Madame Ausbourg pourrait-elle vous aider, au moins pour l'administration, proposa le vieil homme avec précaution, elle est encore, je crois, capable de discernement dans ce domaine.
La jeune femme tressaillit. Depuis son arrivée, elle n'avait pas osé rendre visite à sa mère. Ayant l'esprit perturbé ces derniers temps, elle n'était pas convaincue de réussir à encaisser la confusion mentale de sa génitrice. Aron constata son malaise et la sortie de sa torpeur en posant une main réconfortante sur son épaule. Certes aussi peu émotive qu'à l'époque voir moins, elle demeurait pourtant transparente à ses yeux. Il voyait bien transparaître le désordre de ses pensées dans le vide abyssal de son regard. Elle resta silencieuse.
— Mademoiselle Ausbourg y réfléchira, mais pas tout de suite, avisa-t-il en scrutant attentivement le majordome, qui acquiesça respectueusement, s'inclina et quitta promptement la pièce.
Alors confortablement assise derrière son bureau, Élinor se releva brusquement, visiblement opiniâtre.
— Je ne puis me soustraire indéfiniment à cette obligation, il faut que j'aille la voir, déclara-t-elle avant de pousser un long soupir résolu.
— Je suis d'accord.
— Pourquoi n'avez-vous pas insisté pour que je m'y rende, dans ce cas ?
— La décision devait émaner de vous. Et d'ailleurs, m'auriez-vous écouté ? Je ne suis pas convaincue.
— Comment pourrais-je vous contredire... Vous daignerez m'accompagner, car les présentations doivent s'accomplir selon les convenances.
— Je me réjouis à l'idée d'entretenir une conversation avec Madame Ausbourg. Amos ne tarissait pas d'éloges à son égard, et je n'ai, semble-t-il, jamais ouï-dire qu'il se plaignait d'elle.
— Vous risquez d'être déçu, il lui restait si peu de discernements la dernière fois que je lui ai rendu visite... Si elle ne vous parle pas de mon défunt père qu'elle attend désespérément depuis deux ans, elle divaguera plus que de raison. Vous espériez lui demander quelque chose, s'enquit la demoiselle curieuse, en se retournant vivement vers son fiancé.
Aron sembla hésiter un instant, puis détourna les yeux en direction de la fenêtre, esquivant gracieusement son regard.
— Pas véritablement... À l'évidence, leurs besoins mutuels fussent aussi indissolublement entrelacés que leurs âmes, souffla-t-il, éludant pesamment la question ce qu'Élinor ne releva pas. Il devait avoir ses raisons pour éviter de répondre, et elle, ayant connu maints secrets bien gardés, savait apprécier la valeur de l'intimité préservée.
La jeune femme attrapa son compagnon par le bras et l'entraîna dans le couloir jusqu'à la porte de sa génitrice. Il leur fallut seulement quelques enjambées dans le corridor pour l'atteindre, la demoiselle ayant élue domicile dans la chambre de son paternel puis installé son quartier général dans son bureau. En plus de brosser son égo en s'octroyant le rôle du nouveau chef de famille, ça la rassurait dans un sens. Son père imprégnait encore tellement les lieux qu'elle sentait presque sa présence par-dessus son épaule lorsqu'elle s'attelait à l'administration des comptes. Cela constituait une étape dans son processus de deuil sans doute...
Elle n'hésita pas une seconde avant de frapper à la porte, et une voix enjouée l'invita à entrer. À peine eut-elle franchi le seuil, que des effluves florales embaumèrent l'atmosphère, sa mère se précipitant à sa rencontre pour l'étreindre avec une tendre ardeur. Aron, quant à lui, présuma qu'il s'agissait là des retrouvailles habituelles entre mère et fille. Cependant, lorsque son regard tomba sur l'expression de sa promise, qui arborait un air de stupéfaction avec des yeux aussi ronds que des billes, il perçut en elle la même surprise que celle qui le saisissait face à ces étreintes inattendues.
— Comme je suis heureuse de te voir Élinor !
— Vraiment, mère ?
— Ta présence signifie qu'Amos ne devrait pas tarder à arriver, poursuivit-elle en jetant un coup d'œil intéressé par-dessus l'épaule de sa fille.
— Ah... J'aurais dû m'en douter, murmura la demoiselle en esquissant un triste rictus, ayant brièvement imaginé qu'elle avait peut-être retrouvé sa conscience. Et voilà qu'un autre espoir s'évanouissait, une fois de plus.
— Monsieur Ashford, que faîtes vous ici, je n'ai pas été mise au courant de votre arrivée... Vous venez rendre visite à mon mari, l'interrogea-t-elle, le scrutant avec une attention dépourvue de toute gêne, de la tête aux pieds, manifestement stupéfaite.
— C'est cela. Ne serait-il pas de bon aloi que nous partagions une tasse de café en attendant son retour ?
— Bien sûr ! Élinor, va prévenir tes sœurs, qu'elles nous rejoignent dans le petit salon, je cours commander Marthe de nous préparer un plateau. Voilà une opportunité fortuite et des plus convenables. Vous aurez ainsi l'occasion de connaître ma fille aînée, Élisabeth, qui devrait faire son entrée dans le monde très prochainement. Elle est dotée d'une beauté exceptionnelle et d'une grâce exemplaire, vous savez ? Je suis persuadée qu'elle ferait une épouse des plus accomplies. Si je ne m'abuse, monsieur, vous n'êtes point encore marié, l'interrogea-t-elle avec un sous-entendu à peine dissimulé.
— Non, en effet, répondit-il en s'efforçant de paraître courtois malgré son malaise flagrant.
Face à cette scène surréaliste, digne d'une piètre comédie dramatique, Élinor se trouva dans un dilemme, oscillant entre l'épanchement de larmes ou l'éclat d'un rire incontrôlable.
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Élinor
Historical FictionProvins, 1850. Héritière d'une puissante famille bancaire parisienne, Élinor Ausbourg se délecte de la quiétude de sa campagne natale, loin des agitations tumultueuses de la Ville Lumière. Telle une âme solitaire, elle trouve refuge dans la nature e...