Chapitre 25

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Le soleil déclinait à l'horizon et tous les invités commencèrent à se rassembler dans la salle de bal. Les hommes, qui s'étaient jusqu'alors éclipsés dans le bureau de Monsieur Ausbourg pour des raisons mystérieuses, réapparurent miraculeusement, affamés de plaisirs gastronomiques, se dirigeant avec hâte vers le buffet dinatoire. Élinor ne put s'empêcher de songer qu'elle aurait préféré les rencontrer plus tôt, échappant ainsi au tumulte des conversations interminables des dames. Leurs échanges auraient certainement été plus captivants, mais elle doutait que son père lui eut donné la permission de s'y mêler. Durant ces mondanités, chacun semblait reprendre son rôle avec une aisance presque théâtrale, feignant l'assurance et la politesse dans cette valse des apparences.

Les quatre sœurs, jusqu'alors disséminées çà et là dans la demeure se réunir dans un coin de la pièce pour échanger sur la suite des évènements.

— Esther, je n'ai pas encore décidé du montant de la dette dont tu t'es acquittée pour l'embarras dans lequel tu m'as mise tout à l'heure mais j'espère que tu sauras te montrer redevable, conspua Élinor avec une colère teintée d'opprobre, se remémorant vivement la scène.

— C'était tout simplement exquis, susurra la benjamine en esquissant un sourire carnassier, revivant avec délice l'expression scandalisée de son aînée, surprise sur le fait alors qu'elle s'accrochait au bras de Monsieur Ashford.

— Je te demande pardon ?

— Je disais que j'étais désolée, répliqua-t-elle avec un air faussement innocent, cherchant à dissimuler son amusement derrière un masque de repentance.

— Que s'est-il produit, interrogea Evalyn circonspecte.

— Rien du tout, répondirent-elles à l'unisson, feignant une parfaite spontanéité, bien que leur naturel trompeur laissait transparaître une tout autre réalité.

— Tiens donc, intervint Élisabeth, moyennement convaincue.

— Et toi, comment ça s'est déroulé avec ton Duc, demanda Esther, venant ainsi au secours de sa cadette.

— Ce n'est pas mon Duc, rabroua l'aînée en croisant les bras, enfin, il ne s'est rien passé d'incroyable.

— Vous avez eu l'occasion de roucouler à l'abri des regards, continua-t-elle en mimant l'amoureux transi.

— Nous avons seulement échangé sur notre correspondance dans les règles de la bienséance, rétorqua Élisabeth avec vergogne.

— Tiens donc, régit Élinor en reprenant ses mots.

— On s'en fiche de vos cachoteries, parce qu'après tout, c'est l'heure d'écouter mon Caprice, s'exclama-t-elle, si fort que quelques têtes se retournèrent alors qu'elle brandissait fièrement son violon, dissimulé jusque-là derrière son dos.

Avec une allure empreinte de fierté, Evalyn se dirigea d'un pas assuré vers la petite estrade qui dominait le milieu de la salle, où le majestueux piano à queue de la famille trônait. Sa présence imposante attirait naturellement tous les convives, qui se rassemblèrent en cercle autour d'elle, impatients de l'entendre jouer. D'un geste gracieux, elle cala son précieux Vuillaume au creux de son cou et, avec une précision méticuleuse, commença à accorder son instrument.

En pareille occasion, pour ce genre de représentation en petit comité debout, il convenait de choisir un morceau à la fois court et saisissant, capable de captiver l'auditoire en un souffle. C'est ainsi que, avec une évidence qui lui était propre, la jeune virtuose avait porté son choix sur une œuvre de Paganini, dont la complexité démontrerait à merveille l'étendue de sa dextérité.

Alors que les murmures se taisaient et que chacun se concentrait, une tension exaltée imprégnait l'atmosphère. Les doigts agiles de la musicienne effleuraient les cordes de son précieux violon avec vitesse et grâce. Il était difficile d'imaginer un jeu aussi puissant et incisif de la part d'une adolescente mais elle faisait néanmoins preuve d'une maturité étonnante lorsqu'il s'agissait de musique. Pourtant au comble de la concentration, avec ses yeux clos elle semblait empreinte d'une sérénité à toute épreuve. Et tandis que les dernières notes du morceau s'évanouissaient dans un silence respectueux, un tonnerre d'applaudissements retentit dans la salle, exprimant l'enthousiasme et l'admiration sincère des convives pour cette performance exceptionnelle. La jeune artiste s'inclina gracieusement, son visage illuminé d'un sourire extatique, révélant une béatitude sans pareille. Au premier rang, Élinor constata des perles d'écume au coin de ses yeux alors que dans cette ovation hors du temps, Evalyn observait le lustre scintillant au comble du bonheur. C'est peut-être en cet instant précis que la jeune fille réalisa que sa cadette n'aurait aucun problème pour se trouver une place au Conservatoire de Paris.

— Votre sœur a conquis l'assemblée il semblerait, mesdemoiselles, glissa Aron Ashford à l'oreille des trois sœurs qui se retournèrent vers lui avec stupeur, comme si un spectre s'était subitement matérialisé devant elles.

— Vous ne cesserez donc jamais d'apparaître par surprise derrière les gens, demanda Élinor en posant une main rassurée sur sa poitrine après ce sursaut involontaire.

— Cela a ses avantages de pouvoir se faufiler dans les foules sans être repéré, répliqua-t-il avec son léger sourire en coin usuel.

— Enchantées, Monsieur Ashford, le saluèrent Esther et Élisabeth avec une grâce teintée d'un brin de curiosité, leurs commissures se relevant presque immédiatement, tout en conservant une certaine réserve empreinte de convenances.

— De même. Alors comme ça votre violoniste part bientôt pour étudier à la capitale ?

— Comment vous... Que je suis sotte, vous connaissez Lambert Massart j'imagine, adjura la cadette en levant les yeux au ciel, à peine étonnée.

— Un homme bien pudique s'il en est, qui aurait pu se produire à l'international si sa timidité ne l'en avait pas empêché. Elle sera entre de bonnes mains, croyez-moi

— Je n'en ai jamais douté un instant. Si Evalyn transporte avec elle son Vuillaume et ses mélodies, elle ne craint rien ni personne, assura Élinor avec conviction, alors qu'elle reportait son attention sur sa cadette qui quittait la scène.

Il acquiesça en silence, observant lui aussi la jeune fille victorieuse qui saluait son public. Tandis que l'aînée et la benjamine contemplaient le duo en train de s'échanger des réparties, une tension sous-jacente paraissait guider leur dialogue, les faisant craindre une remarque à chaque instant. Les regards pénétrants d'Élinor et d'Aron semblaient s'affronter dans une joute verbale silencieuse, telle une danse complexe où les mots jouaient à cache-cache, porteurs de secrets indicibles.

— Participerez-vous au bal ce soir mademoiselle Esther ? Je crois me rappeler que vous en avez été conspuez la dernière fois, questionna-t-il la petite demoiselle qui paraissait encore plus minuscule à côté de l'imposante carrure d'Aron.

— Si j'échappe à la vigilance de mes parents, peut-être, répondit-elle en haussant mollement les épaules, persuadée qu'elle n'en aurait pas l'occasion.

— Je vous réserve une danse si vous y parvenez. Vous aussi avez le droit de vous amuser.

— Vraiment, se réjouit la benjamine les yeux brillants.

— Je n'ai qu'une parole.

— Wouhou ! Les autres jeunes filles en seront vertes de jalousie, se réjouit-elle en bondissant avant de rejoindre Evalyn pour lui faire part de la nouvelle.

— Merci Monsieur Ashford, le remercia Élisabeth pour sa prévenance.

— Je vous en prie. Je vous aurais bien demandé une danse mais je pense que Monsieur le Duc va toutes vous les monopoliser, répondit-il en désignant du regard le noble qui l'attendait à l'autre bout de la salle.

L'aînée esquissa une révérence gracieuse avant de rejoindre son prétendant, laissant le duo seul. Aron présumait une réplique cinglante provenant d'Élinor mais il se surprît à voir naître un sourire reconnaissant sur ses lèvres.

— Pas de reproches ?

— Donnerais-je une image si peu reluisante de ma personne pour que vous craigniez à ce point des sermons de ma part ? S'il s'agit de faire plaisir à ma benjamine je n'y vois aucun inconvénient.

— Je vous croyais surtout plus jalouse.

— Vous êtes grossier et vaniteux, répliqua-t-elle en roulant des yeux, ce qui soutira un sourire au gentleman.

— Je sais que vous savez ne pas avoir besoin de quémander pour avoir une valse en ma compagnie, s'enquit-il taquin. Sinon, comment s'est passé votre interrogatoire avec toutes ces charmantes demoiselles ?

— Ne m'en parlez pas. Certaines peuvent se montrer véritablement impitoyables, avoua-t-elle dans un soupir las.

— Elles détiennent des armes dont nous sommes dépourvus. L'homme tue peut-être mais la femme rend fou, affirma t-il d'une voix grave en scrutant l'horizon, pensif. 

ÉlinorOù les histoires vivent. Découvrez maintenant