Chapitre 33

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- Devrais-je aller m'enquérir d'Élisabeth, s'interrogea Élinor, figée par l'impuissance, son regard effaré porté vers la petite Scarlett qui s'égosillait en pleurant à chaudes larmes.

- Nul besoin de déranger ta sœur pour si peu. Bercer ta nièce durant quelque temps suffira à la calmer, conseilla son père avec célérité.

- Mais je n'ai jamais eu à m'occuper d'un nourrisson jusqu'à présent., s'affola-t-elle en la saisissant délicatement dans ses bras, craignant de la brisée au moindre mouvement comme si elle était faîte de porcelaine.

- Mets à profit tes cours de chant, fredonne lui une berceuse, rétorqua-t-il, amusé de constater que sa fille demeurait davantage désemparée devant un bébé que lors de réunions de budget entourée d'une dizaine d'hommes, dont la majorité a au moins le double de son âge.

Élinor commença doucement à entonner les premières notes de Lavender's Blue à voix basse, valsant avec précaution sur le parquet. Après seulement quelques minutes, Scarlett se rendormit et la jeune demoiselle poussa un soupir de soulagement en la reposant délicatement dans son berceau.

- Je suis surpris que tu te souviennes de cette ritournelle, s'étonna Monsieur Ausbourg.

- Et bien... Je crois l'avoir retenu à force d'entendre mère la chanter à Evalyn et Esther, confessa-t-elle en dévisageant sa nièce, attendrie de retrouver tous les traits de son aînée sur la bouille de la petite avec ses longs cils et sa bouche joliment dessinée.

- As-tu la ferme intention de renoncer à la perspective d'une maternité, l'interrogea-t-il avec prévenance.

- Je n'ai jamais évoqué un tel désintérêt. Toutefois, pour l'instant, mes aspirations semblent diverger. Je suis encore incertaine, père, concéda-t-elle en se retournant avec une attention marquée vers lui. Dois-je, d'ailleurs, souscrire à cette nécessité ?

- En soi, cela ne relève pas d'une obligation, mais il en conviendrait, ne serait-ce que pour t'épargner les médisances. Tu t'étonneras de la teneur des conversations que les dames tiennent au sujet des demoiselles sans union lors de soirées de cette nature. De plus, il ne te convient pas de négliger le principe matrilinéaire. Notre foi, en effet, se transmet par la lignée maternelle. Ainsi, tu perpétues l'héritage d'un peuple tout entier.

- En ce qui concerne les ragots, je ne me soucie guère des commérages de ces mégères, répliqua Élinor en roulant les yeux.

- Je ne doute pas un instant de ton indifférence, malheureusement, lorsque ces insinuations proviendront des hommes avec lesquels tu devras traiter d'affaires, la situation prendra une toute autre ampleur.

- Je n'avais pas pensé à ça... Vos arguments sont, il est vrai, indiscutablement valables. Cependant, il m'advient que... Cela m'effraie. Je ne suis pas convaincue d'être prête à endosser de telles responsabilités, reconnut-elle en faisant volte-face vers son père.

- Je vais te confier un secret : si les Hommes attendaient d'être prêts pour avoir des enfants, ils n'en auraient jamais, affirma-t-il avec un rictus, soutenant son regard avec force.

Malgré son état d'affaiblissement si manifeste et blafard, Amos Ausbourg s'évertuait avec diligence à préserver sa prestance et son charisme, le tout rehaussé d'une pointe d'humour. Visiblement, même gangréné par la maladie, il restait indemne de l'emprise de ses valeurs morales les plus profondes, qui continuaient à rayonner en lui. Au contact de la détermination qui animait intensément ses prunelles, Élinor eut le souvenir vif de la leçon que lui avait autrefois prodiguée sa mère durant le voyage en train qui l'acheminait vers son premier bal : "S'inspirer de grands Hommes c'est puiser aux sources intarissables de la grandeur humaine pour élever notre propre destinée vers des sommets insoupçonnés". En effet, prendre exemple sur la force d'âme de son père ne pourrait que nourrir sa réussite.

ÉlinorOù les histoires vivent. Découvrez maintenant