Chapitre 64

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— Est ce que le repas est prêt, s'enquit subitement Victor, coupant net à la conversation entre l'aînée et la benjamine.

— La table est dressée pour la prière, répondit Éloïse avec pondération.

Evalyn le remercia avec un sourire discret d'avoir endigué la discussion, craignant qu'elle ne se soit envenimée ce qui aurait été inopportun un soir de Shabbat.

Élinor, prenant place à l'extrémité, prit la tête de famille en silence. Elle savait pertinemment que sa sœur était d'une intelligence vive et rusée, incapable de concevoir des œuvres charitables sans en escompter une quelconque plus-value. Pourtant, en la matière, elle avait une foi inébranlable en la jeune femme ; ses résultats étaient exemplaires, et elle ne saurait lui imputer des tourments imaginaires. Sur ce, elle entama la récitation de la prière avec ferveur avant qu'ils n'entament leur entrée dans un profond mutisme.

La gêne n'eut guère le temps de s'installer parmi elles, car le jeune garçon s'empressa de raviver l'atmosphère joviale en évoquant les préparatifs et les festivités à venir. Quand les sœurs interrogèrent Élinor quant au budget alloué par Monsieur Ashford, elle répondit simplement qu'il lui avait octroyé la liberté d'user de sa fortune à sa guise, suscitant les gloussements de l'auditoire féminin et faisant briller d'envie les yeux de Victor, qui s'imaginait déjà une somptueuse pièce montée débordant de crème.

— Qu'a-t-il requis en échange, l'interrogea Evalyn.

— C'est-à-dire, répondit Élinor en haussant un sourcil, feignant une perplexité bienvenue dans l'espoir de mettre fin à cette conversation délicate qui prenait une direction qu'elle redoutait.

— Aron Ashford est un opportuniste ingénieux, je pense qu'il espère être récompensé pour toutes ces promesses de richesses.

La demoiselle entretenait une idée assez précise de la nature de la rétribution souhaitée, mais elle n'eut point le courage de l'expliciter à sa cadette et se contenta de hausser mollement les épaules en noyant son regard dans sa tasse de thé. Mieux valait qu'elles conservent l'image pure de leur union, quand bien même leur conte fusse différent et moins charmant.

— Il a dit seulement vouloir profiter du bonheur de ma présence ou quelque chose dans le genre, souffla-t-elle avec un air désintéressé.

— Comme il est romanesque ! J'ose espérer que ta réponse fut toute aussi amène.

— Je ne m'en souviens pas.

— Les mots que tu as employés m'importe peu, ce sont les émotions que tu as conférées à ces paroles qui m'intéressent. Il existe de multiples façons de manifester son affection.

— Penses-tu que j'éprouve de l'affection pour lui ?

— Bien sûr. Tu ne l'admettras jamais, certes, mais il t'inspire forcément quelque chose pour que tu puisses lui céder ta main, il ne peut être seulement question d'argent.

— Vraiment ? Et pourquoi donc ?

— Parce que tu es déjà riche. Tu es avide, sans nul doute, mais tu n'accepterais pas de t'unir à lui uniquement pour jouir de sa fortune, échappant ainsi au besoin de travailler par toi-même. Cette idée te serait insondable, car tu as toujours suivi l'exemple de père. Tu admires peut-être Aron, à moins que ton attirance pour lui ne soit que superficielle, guidée par sa beauté et donc par un sentiment d'égalité, puisque, à n'en pas douter, tu accordes une haute estime à ton mérite. Mais tu ne peux lui demeurer indifférente, tu peux seulement feindre l'indifférence, assura Evalyn avec aplomb.

— Tu as raison. Je l'admire. Il me ressemble en tout point. En lui, je contemple le reflet fidèle de ma propre personne et c'est précisément à cause de cette similitude parfaite qu'il me contrarie autant. C'est parce qu'il est en mesure de saisir cette réalité, qu'il ressent une chose similaire, que nous reconnaissons la possibilité de forger un accord pérenne, garantissant à chacun d'entre nous une relation qui traverse le temps. Si tu désires appeler cela de l'amour, ainsi soit-il. Après tout, tu l'as dit toi-même : "Il existe de multiples façons de manifester son affection.".

— Tu sembles aspirer à ce que votre accointance revête une complexité particulière, alors qu'en réalité, elle se caractérise par une banalité ennuyeuse, intervint Esther. Ce n'est point par le truchement de formules alambiquées que tu confèreras à cette union sa substance. De nombreux écrivains se sont évertués à broder des récits bien plus tortueux que le tien. Richesse, colère, jalousie, passion... Voilà des thèmes récurrents qui dépeignent parfaitement le pastiche de votre relation.

— Je ne la complique en rien. À mes yeux, tout demeurait cristallin. C'est davantage vous qui nourrissez ardemment le désir de dénicher d'insaisissables subtilités, dans l'espoir que ma morale s'aligne sur vos préconceptions. Mon existence, passée comme à venir, ne saurait être le prétexte à quelque conte de fées ni à une tragédie, mais plutôt le récit d'une histoire tissée de convenances. Je suis belle, il est beau. Je suis riche, il est riche. Si vous ressentiez le besoin d'arguments plus tangibles pour justifier notre mariage, les voici.

Ses deux sœurs cadettes laissèrent échapper, d'un même souffle profond, un soupir résigné à l'unisson.

— Ton pragmatisme me déprime. Tu avais toutes les cartes en main pour tisser le canevas d'une histoire d'amour idéale, et cependant...

— Et pourtant j'ai décidé d'être heureuse, affirma-t-elle en esquissant un sourire qui n'avait rien de l'expression d'une joie sincère, se remémorant la promesse de félicité qu'elle avait échangée avec Aron.

Sur cette tirade, Élinor s'appliqua à terminer son assiette plutôt qu'à alimenter ce débat qui demeurerait de toute manière stérile, chacune campant sur ses positions avec une ténacité propre à leur nom de famille.

— Est-ce que je pourrai participer au bal, demanda Victor avec un intérêt innocent.

— Assurément ! Si quiconque osait te faire l'injure de tancer ton déplacement, tu devrais m'en informer sans ambages. Je dispose des moyens de l'exclure irrémédiablement des cercles de l'élite. Seuls les plus fortunés ont cette latitude, et il est manifeste qu'à terme, je serai riche comme Crésus ! Oh, qu'il est doux de se sentir investi d'un tel pouvoir !

— Les principes que tu transmets à notre jeune frère ne me semblent guère convaincants, réprimanda Esther avec une élégante réserve.

— Il semble que ce soir, tu aies ardemment embrassé la cause du désaccord. Voilà qui n'est point digne de la manière de t'adresser à ton aînée. Enfin, à dix-huit ans, je t'accorde quelque indulgence, il m'arrivait moi aussi d'afficher une impertinence sans bornes à cette époque.

— Tu radotes comme une vielle femme. À tout prendre, souviens-toi que la différence d'âge ne nous sépare que de quatre maigres années, non pas de trois décennies.

— Arrêtez ces joutes fraternelles, je vous prie. Si tu entends à ce point donner le bon exemple à notre frère, cesse d'alimenter cette diatribe ridicule Esther ! Réjouis-toi simplement pour notre sœur et son fiancé et abandonne cette attitude enfantine, il n'y a bien que Victor qui ait ce privilège ! Aurais-tu oublié le sens du Shabbat ? Aurais-tu oublié les enseignements de nos parents ? Désormais, daigne tenir ta langue et finis ton repas, tonna Evalyn avec ferveur.

La benjamine s'abstint de tout commentaire, tandis qu'Élinor gratifia sa cadette d'un mince sourire en coin. Dans les rares moments où elle abandonnait sa façade de réserve et de conciliation, elle dévoilait une facette troublante de sa personnalité. En fin de compte, le repas se conclut de la même manière qu'il avait commencé, dans un silence pesant. Alors que chacun s'apprêtait à regagner ses occupations, Élinor retint la jeune fille qui se dirigeait déjà vers son bureau pour composer la liste des convives pour la réception.

— Tu disais être heureuse. L'es-tu vraiment, la sollicita-t-elle, profondément investie dans les sentiments de sa sœur aînée.

— Parfaitement, certifia-t-elle.

En fin de compte, Élinor était véritablement heureuse. Les promesses de somptueuses toilettes, de soirées flamboyantes, de rencontres avec des personnages éminents, et de lustres scintillants... Ils seraient si éblouissants qu'ils feraient pâlir de jalousie les étoiles les plus étincelantes. 

ÉlinorOù les histoires vivent. Découvrez maintenant