Chapitre 68

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Malgré ce voyage de noces qui l'avait ravi aux anges, Élinor se réjouissait de rentrer au pays, épuisée par cette fièvre passionnelle qui rythmait ses journées depuis ces dernières semaines. Les paupières à demies closes, elle se laissa guider par Aron sur le perron de son appartement, bien moins classieux qu'elle ne l'aurait imaginé.

— C'est tout ce que vous possédez comme résidence à Paris, demanda-t-elle, étonnée de le découvrir si modeste.

— Jusqu'à peu, je ne percevais guère d'intérêt substantiel à investir dans un palais où je ne mettrais presque jamais les pieds. Je suis en perpétuelle migration d'hôtels en hôtels, il est rare que je m'installe de manière pérenne quelque part...

— Vous n'avez donc point de lieu que vous pouvez réellement appeler chez vous ? Il nous faudra remédier à cela, déclara la jeune femme avec résolution, je veux une grande maison, un châtelet rien que pour nous !

— Un châtelet en plein Paris ? Un hôtel particulier, voulez-vous dire ?

— Même après un voyage aussi enchanteur, je me languis toujours de retourner chez moi, s'exclama Élinor, confiant son manteau aux mains de la domestique qui venait les débarrasser, laissant échapper un soupir suffisant.

Aron ne dit rien mais haussa un sourcil, circonspect. Il était à peu près convaincu que la place de son épouse ne se trouvait guère égarée au cœur de la capitale, et que toute cette effervescence, en dépit de sa fortune, n'avait fait que renforcer une propension marquée pour la boisson et une désinvolture à la mesure de son outrecuidance.

— Vous n'avez pas l'air du même avis cher Aron, releva la jeune femme.

— Vous dîtes être ravie de retourner chez vous, mais ce n'est pas ici chez vous, répondit-il avec pondération.

— Vous êtes vexant, souffla-t-elle en mimant la déception.

— Ne faîtes pas l'idiote, ça ne vous va pas. Vous savez pertinemment que ce n'est pas ce que je voulais dire.

Elle lui lança un sourire rayonnant puis fit volte-face.

— Vous aussi vous êtes bien trop perspicace pour savoir ce que j'en pense, murmura Élinor avant d'emprunter le chemin jusqu'aux appartements que lui indiquait la femme de chambre.

Il souffla, résigné. Il aurait été crédule de s'attendre à ce qu'elle s'épanche, elle qui, empreinte d'une fierté à nulle autre pareille, n'avait pas versé la moindre larme lors des funérailles de son défunt père, du moins en apparence. Peut-être pleurait-elle chaque soir dans l'intimité de sa chambre, sauf si une telle arrogance ne l'assaillît au point qu'elle se trouvât dans l'impossibilité, même face à son reflet, d'expurger toute sa colère et ses frustrations.

S'approprier les soupirs de son épouse représenterait une épreuve ardue, jalonnée d'embûches. Si l'on concède volontiers qu'un mariage est une danse subtile du pouvoir, où les deux partenaires virevoltent sur une scène au-dessus de l'abîme, chacun risquant tour à tour de sombrer, c'est un combat qu'elle se refuserait à perdre.

Lui demander d'être honnête vis-à-vis de ses états d'âme serait inconvenant, la transparence parfaite n'étant rien d'autre qu'une forme élaborée de tyrannie. Il n'était pas non plus souhaitable qu'elle lui partage ses colères et sa furie, qu'il se doutait insupportables au vu de l'exemple de ce que pouvait donner ses hystéries lorsqu'elle s'était tentée à le séduire pour lui soutirer de l'argent. Un mince sourire étira ses lèvres, réalisant bon gré mal gré qu'à ce jeu, qu'à ce combat, c'est bien elle qui avait remporté la victoire.

Aron pressentait qu'il n'était pour Élinor qu'un moyen d'occulter ses tourments entre deux étreintes, deux coupes de vin ou deux acquisitions de belles toilettes. Elle se réjouissait, semblait-il, d'arborer à son bras un éminent homme d'affaires qui l'élevait au rang de reine au sein du monde mondain, lequel, au fur et à mesure qu'elle le fréquentait davantage, suscitait en elle un dédain croissant couplée d'une exécration profonde.

Chacun, y trouvait son compte finalement. Elle, la plus parfaite des situations, lui, la plus magnifique des épouses. Ils étaient en définitive comme bien d'autres couples, quoique sûrement plus honnêtes sur les clauses de leur contrat conjugal.

Tandis qu'il la contemplait silencieusement s'éloigner, la jeune femme se retourna vers lui, l'expression de son visage trahissant son interlocution.

— Et alors ? Vous ne m'accompagnez pas ?

— Je pensais que vous souhaitiez profiter de la soirée en toute quiétude.

— C'est exact. Mais dans cette optique, je ne comprends pas pourquoi je devrais me passer de votre présence.

Après un échange de regards empreints d'une incompréhension mutuelle, il dissipa le malaise naissant par un ricanement cynique.

— Il me faudra peut-être plus que quelques semaines pour vous cerner finalement, Madame Ashford, déclara Aron en la rejoignant à sa hauteur, offrant son bras pour qu'elle puisse s'y accrocher.

— Nous aurons tout le temps de nous éviter et de nous détester plus tard. C'est un peu tôt pour l'instant, je pense.

Sa voix se fit bien moins assurée que de coutume, mais il ne releva pas. Une fois parvenus dans les appartements, tandis qu'il dictait à un majordome le contenu de leur plateau-repas, elle s'isola derrière le paravent pour se débarrasser de son corset et troquer ses jupons encombrants contre un épais peignoir de velours rouge carmin, bien plus aisé à manœuvrer. Alors qu'elle nouait la ceinture autour de sa taille, elle réalisa que ses courbes n'étaient plus aussi fines qu'auparavant, constat qui ne la ravit guère. Par conséquent, elle la resserra juste en dessous de sa poitrine avant de rejoindre son époux, qui nota rapidement, après un bref coup d'œil, que quelque chose la préoccupait. Aron congédia tous les domestiques puis convia son épouse à la table en sortant une bouteille pour combler l'attente de leurs assiettes.

Il lui emplit généreusement une coupe, qu'il disposa devant elle. Au lieu de l'engloutir d'une traite, comme la jeune femme avait coutume de le faire, Élinor se contenta d'observer le verre avec une mine taciturne puis le repoussa du bout des doigts.

— Merci, mais... Je n'ai pas soif.

— Soit.

Il but le contenu du verre à sa place avant de déplacer sa chaise à côté d'elle pour la considérer avec sérieux.

— À présent, il va falloir que vous m'expliquiez ce qui vous arrive. Je pensais que votre mélancolie était uniquement due à la fin de notre lune de miel, et au retour à nos activités ordinaires, mais même fatiguée, vous ne déclineriez jamais une coupe de vin.

Élinor aurait souhaité esquiver la conversation, mais sous son regard déterminé, elle se résolut dans un soupir.

— À vrai dire, je crois m'être légèrement enrobée...

— Tiens donc ? Rassurez-vous, si mon œil avisé ne remarque rien, vous avez encore de la marge. Ne me dîtes pas que vous refusez un verre pour si peu.

— Eh bien... J'éprouve également quelques nausées depuis plus d'une semaine. J'ai probablement trop abusé de la boisson ; il me faut reprendre pied. Je ne souhaite pas devenir l'une de ces bonnes femmes dont le corset ne sert plus qu'à prévenir les déchirures sous la pression de l'embonpoint.

Un moment de méditation s'empara de l'esprit d'Aron avant qu'une conclusion fulgurante ne le traverse, et que ses yeux s'écarquillent. Il se releva pour faire les cent pas, faisant des allers retours comme un lion en cage sous le regard effaré de la jeune femme qui commençait à s'inquiéter, ne l'ayant jamais vu l'air aussi grave, la gestuelle ainsi nerveuse.

— Il faudra appeler le médecin. Pour ce qui est de la vinasse, vous n'en goûterez plus une seule goutte.

— À quoi pensez-vous ? Une maladie ? Une infection, s'alarma-t-elle, les souvenirs de son père agonisant lui revenant en mémoire.

— Non, bien sûr que non, s'empressa-t-il de rétorquer avant de cesser sa marche incessante pour soutenir son regard.

— Alors pourquoi faire venir le docteur ?

— Si je m'en tiens à vos symptômes, chère Élinor, il semblerait que la providence ait daigné embellir notre existence d'une nouvelle bénédiction.

ÉlinorOù les histoires vivent. Découvrez maintenant