Chapitre 72

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Le nouveau-né pointa le bout de son nez une semaine avant terme. Élinor éprouva le sentiment de porter sur ses épaules toute la souffrance du monde lors de l'accouchement, et ne manqua pas de s'en plaindre une fois le labeur achevé. Elle accoucha d'une adorable petite fille qui, aux dires de Marthe, avait toute la tête de sa mère.

— Toutes mes félicitations, c'est une magnifique demoiselle ! Oh certes, elle est un peu chétive, mais un rien saurait lui donner des joues rebondies. Cette petite a des traits si délicats, s'exclama la servante en l'emmaillotant dans des langes avant de la remettre à Madame Ashford.

Élinor observa en silence ce petit être gazouillant, tandis que son ancienne nourrice, soucieuse, scrutait le visage de sa maîtresse, s'inquiétant de l'indifférence de son expression. Depuis des mois, celle-ci errait tel un spectre dans les parages, parmi les bois et les jardins, fixant son regard vers l'horizon, ne s'exprimant que pour donner des ordres aux domestiques ou dispenser des leçons à Victor, qui s'accommodait de parler pour deux. Ses pupilles ne s'éclairèrent que lorsque la fillette souleva difficilement ses paupières, révélant deux orbes noirs qui la fixait avec intensité.

— Elle a les yeux de son père. C'est Monsieur Ashford qui sera content, souffla-t-elle en essuyant du revers de la main les perles de sueur qui s'étaient formées sur son front.

— L'êtes-vous ?

— Plaît-il ?

— Et bien, amorça Marthe avec tact, n'êtes-vous point comblée ?

— Si ! Je crois. C'est simplement que... J'ai l'impression de ne plus rien avoir à accomplir. Que tout s'est concrétisé, et que tout est mort aujourd'hui.

— Enfin ! Quel pessimisme en un jour si radieux ! Vous accordez trop d'importance à vos réflexions, Madame, cela vous nuit. Pour ma part, je soutiens plutôt que c'est désormais que tout commence. Vous irez mieux après vous être reposée.

— Crois-tu ?

— Bien sûr ! Vous n'êtes pas la première accouchée que je vois si abattue après une telle épreuve.

Loin de se résoudre, Élinor se leva de son lit, clopinant jusqu'au berceau pour y déposer son bébé.

— Madame, restez couchée ! Je peux m'en occuper !

— Change ma literie s'il te plaît avant d'aller me chercher Alfred. Sommes lui de se présenter avec du papier à lettres également, s'il te plait.

— Vous ne comptez tout de même pas vous remettre si vite au travail ?

— Bien sûr que non, mais mon époux ne saurait attendre une nouvelle aussi réjouissante, n'est-ce pas ? Je suis sûre qu'à peine aura-t-il réceptionné mon message qu'il se hâtera de sauter dans le premier train pour rejoindre sa petite princesse, affirma Élinor d'un mince sourire, tandis qu'elle se glissait derrière le paravent pour troquer sa chemise blanche souillée de sang contre des vêtements plus convenables et s'envelopper dans son peignoir de velours.

Alors que des femmes de chambre s'afféraient pour remplacer les draps et les couvertures, on vint frapper timidement à sa porte. Élinor alla elle-même ouvrir pour découvrir Victor qui peinait à cacher son enthousiasme, jetant des furtifs dans l'entrebâillement derrière son dos en direction du landeau.

— Tu as l'air fatigué, tout s'est bien passé, demanda-t-il, contenant son empressement à la vue des ombres qui planaient sous les yeux d'Élinor.

— Bien sûr, j'ai seulement besoin de me reposer. J'imagine que tu veux la rencontrer ?

Il hocha vigoureusement la tête.

— La rencontrer ? C'est une fille ?

Elle opina du chef puis l'invita silencieusement à entrer avec rictus amusé et le garçon fondit alors sur le berceau vers lequel elle se dirigea avec plus de retenue.

— Elle est vraiment adorable, déclara-t-il, attendri, contemplant ses yeux clos, ses longs cils, ses joues roses et son torse qui se soulevait doucement sous sa respiration tranquille.

— Tu veilleras sur elle, n'est-ce pas ? Si je puis douter de ma propre constance, la tienne est inébranlable, je crois.

Victor demeura perplexe quant à l'interprétation de ses paroles, mais à l'intensité du regard qu'Élinor lui lança, il pressentit, sans pouvoir tout à fait en discerner la pleine signification, l'importance qu'elle conférait à ses propos. La conscience de se voir investi d'une mission par sa bienfaitrice lui suffisait, et il ne trouva point d'autre réponse que celle d'acquiescer dans un silence solennel. Un soupir long et empreint de lassitude s'échappa de ses lèvres épuisées tandis qu'elle regagnait l'accalmie de son lit, congédiant les dernières servantes pour espérer un moment de quiétude après tout ce tumulte.

La sérénité de l'instant retomba lorsque Albert débarqua, le nécessaire pour écrire une missive dans une main et un plateau-repas abondamment garni dans l'autre.

— Félicitations Madame ! Vous ne pouvez pas réaliser à quel point je suis rassuré de savoir que vous ne serez plus jamais seule. Veuillez m'excuser pour mon intrusion, voici ce que vous aviez demandé. J'ai pris la liberté de solliciter les cuisiniers pour vous préparer quelque chose afin de vous redonner des forces.

Élinor tiqua sur le début de sa phrase, mais n'eut pas le cœur de la relever et l'éluda.

— Je ne sais pas ce que je ferais sans vous Albert, merci beaucoup.

— Vous êtes sûre de ne pas vouloir faire venir le docteur ?

— Certains ont sans doute besoin de lui davantage que moi. Pour l'heure, je requiers seulement du calme. Du calme et la paix, déclara-t-elle froidement.

— Très bien, mais promettez-moi qu'au moindre problème, vous enverrez quelqu'un le chercher, insista-t-il alors qu'elle le poussait vers la sortie.

— Oui, oui, souffla-t-elle passablement excédée en chassant son si dévoué serviteur du revers de la main, replongeant instantanément la chambre dans un profond mutisme.

La jeune mère se hâta de rejoindre la chaleur réconfortante de sa couette pour savourer avec appétit son repas, se souciant peu de la présence de Victor en ce qui concerne l'exemple parfait du maintien et des manières qu'elle s'efforçait d'incarner. Il hésita à la déranger dans ce moment de grâce, mais comme elle ne l'avait pas congédié à l'instar de tous les domestiques, il osa prendre la parole.

— Comment s'appelle-t-elle, demanda timidement le garçon.

— C'est une bonne question, nota Élinor interloquée, aurais-tu une suggestion ?

— Je ne me sentirai pas légitime de prendre une telle décision.

Élinor, pensive, leva les yeux de son petit-déjeuner pour les diriger vers sa fenêtre et y chercher l'inspiration. Elle la trouva presque immédiatement en fixant son regard sur ce paysage si familier qu'elle avait côtoyé depuis son enfance, et la réponse lui vint tout naturellement

— Eh bien... Cette petite princesse est belle comme le jour, née à l'aube alors que les premiers rayons du soleil caressaient les landes. Elle s'appellera Aurore. 

ÉlinorOù les histoires vivent. Découvrez maintenant