Jusqu'aux derniers souffles de l'hiver, Élinor persévéra dans ses visites auprès de sa mère, trouvant dans ces rendez-vous un exil de douceur et de tristesse à la fois. Entre les méandres de divagations où s'entremêlaient les échos de l'attente de son époux, la matriarche laissait par moments transparaître des instants de lucidité. Un éclair fugace d'intelligibilité jaillissait, avant de s'éteindre rapidement dans les sinuosités de l'insanité. Parfois, par-delà les voiles opaques qui habitaient son esprit, elle offrait à sa fille des anecdotes ou des réflexions, égrenées comme des joyaux éphémères, ne cédant point aux sirènes d'une explication complète soit d'une solution pour résoudre les maux qu'elle exposait, notamment la solitude qui pesait selon elle sur la jeune demoiselle, un fardeau sans équivalent.
Élinor percevait la situation sous un prisme bien différent. À ses yeux, elle était entourée, que ce soit de la présence fidèle des domestiques tels que Marthe et Albert, ou encore de la compagnie de Victor, nouvellement établi. Les dires de sa mère semblaient dénués de toute cohérence, mais certainement celle-ci faisait référence à l'absence de ses sœurs, dont la privation persistante la hantait avec une poignante intensité. Cependant, réduire cet éloignement au simple retour d'Evalyn et d'Esther au domaine ne ferait aucun sens, bien que l'idée eut pu effleurer son esprit car il était de notoriété que chacune d'entre elles eut tracé son propre chemin, entremêlé de vies et d'occupations distinctes, écartant ainsi la perspective d'un tel retour. Comme elle l'avait affirmé plusieurs années auparavant : "Paris attire certes, mais Paris retient surtout".
Cependant, en l'esprit d'Élinor, nul doute que sa mère faisait allusion à sa situation sentimentale qui s'étendait tel un désert sans fin. Autrefois, à l'époque où les bals et les réjouissances rythmaient encore ses jours, elle s'était jouée des émotions de quelques soupirants, comme une danseuse légère voltigeant parmi les prétendants. Cependant, à présent que les cercles mondains ne faisaient plus partie de son quotidien, un abîme béant avait remplacé cette légèreté passée, un vide qui s'étirait à l'infini, privé de toute promesse ou consolation.
Il fut un temps, il y a quelques années de cela, où elle nourrissait l'espoir d'être l'objet d'une affection réciproque, une chimère qui semblait désormais s'évanouir au loin. Parfois, ses pensées la conduisaient à se remémorer Aron Ashford, bien que ces réflexions fussent de temps à autre marquées par un ton peu flatteur à son égard. Cependant, même dans ces moments de jugements guère généreux, le nom de cet homme revenait invariablement dans son esprit. À force de repasser en revue les séquences de leurs rencontres, oscillant entre échanges passionnés et désaccords acerbes, une prise de conscience s'imposa : jamais il ne s'était montré odieux envers elle, en tout cas, pas autant qu'elle l'eut pu être à son égard.
Il lui avait proposé d'être sa maîtresse, certes, mais il s'était distingué par son approche directe. Au lieu de la conduire insidieusement dans son lit en usant des charmes indéniables qui l'ornaient, il avait préféré lui poser la question de manière franche et sans détour. Elle se surprit elle-même à songer qu'il y avait une forme d'honneur dans cette démarche. Et comment avait-elle réagi face à cette impulsive spontanéité ? Par l'entremise de la ruse et de l'artifice, en déployant l'ingénieuse tentative de l'attirer sournoisement dans ses bras pour accéder à son porte-monnaie. Il ne fut pas étonnant qu'il l'ait répudié sans vergogne.
Depuis que sa famille se morcelait, depuis le trépas de son père, la démence de sa mère, le mariage d'Élisabeth et le départ vers d'autres horizons de ses sœurs, elle était prête à n'importe quelle perfidie pour conserver l'unique chose qui lui restait sur laquelle elle pouvait influer : l'argent. La constance de son existence.
Ça ne lui apportait aucune joie, bien au contraire, ça la galvanisait, lui insufflait un dessein, une finalité. Un peu plus, inlassablement plus, une quête perpétuelle de davantage... Ensevelie sous la frénésie de prendre des risques, d'amorcer des paris osés, de manier les fils de l'information avec une dextérité calculée... Tout ceci ne constituait guère qu'un jeu subtil, une sorte d'ivresse exaltante, alimentant son égo démesuré. En effet, elle avait cette aptitude singulière à esquisser une pirouette salvatrice, à se démêler des entrelacs avec une grâce qui n'appartenait qu'à elle, transformant ainsi les défis en autant de victoires dans le théâtre complexe qu'était sa vie.
Élinor adorait ça, avoir le contrôle. C'est pourquoi elle ne pouvait supporter ceux qui arrivaient à se départir des règles, qui se risquaient à écarter les préceptes établis dans les limites de son petit manège, tel Aron Ashford. Les esprits audacieux qui osaient lui tenir tête conquéraient une estime bien plus profonde, surpassant ainsi le ressentiment initiale qu'elle éprouvait à leur encontre.
Malgré toutes ces réalisations, elle se trouvait dans l'incapacité d'envisager l'idée de s'humilier en lui exprimant des regrets. D'une certaine manière, n'avait-elle pas répondu à ses avances audacieusement déployées ?
— Ô fierté quand tu nous tiens, souffla-t-elle, laissant échapper un soupir harassé alors qu'elle enfouissait son visage dans ses bras.
— Quelque chose ne va pas Élinor, l'interrogea Victor d'un ton préoccupé, tandis qu'il étudiait à ses côtés sur le secrétaire qu'elle avait fait installer dans le boudoir et permettait une proximité rassurante durant ses heures de labeur, veillant à la présence d'une compagnie discrète. Cette disposition était également une précaution subtile pour s'assurer que le jeune homme appliquât son esprit à sa besogne.
— Ce n'est rien, affirma-t-elle en relevant la tête, je réfléchissais seulement. Comment avance l'exercice de la plume ?
— Plutôt bien même si l'élégance de mes capitales laisse à désirer. L'art de tracer de jolies courbes m'échappe pour l'instant il semblerait, avoua-t-il.
— Ce problème ne se règlera que par la pratique, patience et persévérance. Je constate que ton élocution s'est raffinée depuis ton installation.
— C'est sûrement car je lis beaucoup. Ça me réjouit, c'est la première fois que j'ai accès à autant de livres, se justifia-t-il.
— Nulle nécessité de feindre la modestie avec moi. Après tout, voilà près de deux mois et demi que tu as élu domicile en ces lieux... Mon Dieu, que le temps passe vite...
L'atmosphère jusqu'à présent empreinte de studieuse quiétude fut brusquement interrompue par l'irruption soudaine d'Albert, surgissant en un tourbillon précipité dans le boudoir, un sourire réjouit étirant ses lèvres.
— Eh bien, pourrais-je m'enquérir de la raison qui t'insuffle une joie si radieuse, au point de braver la courtoisie élémentaire en ne frappant pas à la porte, l'interrogea Élinor avec une réserve dépourvue de reproches, davantage marquée par la surprise que l'indignation.
— Toutes vos sœurs sont là, annonça-t-il promptement.
— Quoi, s'exclama la jeune demoiselle en se redressant d'un bond, ses prunelles s'écarquillant avec une vivacité intense.
— Elles vous attendent dans le salon, il semblerait qu'elles aient conspiré avec discrétion en vue de vous rendre visite pour célébrer la fin de l'année
— Vraiment ?
Sur-le-champ, elle enserra avec fermeté les pans de sa robe, s'élançant dans le couloir avec une détermination palpable, suivie à la trace par Victor et le majordome qui, sans perdre leur flegme, ne purent dissimuler leur curiosité et leur hâte.
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Élinor
Historical FictionProvins, 1850. Héritière d'une puissante famille bancaire parisienne, Élinor Ausbourg se délecte de la quiétude de sa campagne natale, loin des agitations tumultueuses de la Ville Lumière. Telle une âme solitaire, elle trouve refuge dans la nature e...