Éreintée par sa journée, Élinor demeura silencieuse dans la berline sur le chemin du retour, s'abandonnant à un sommeil léger, sa tête oscillant doucement de droite à gauche. Evalyn, elle, n'avait point entrepris de résister à la torpeur et s'était doucement assoupie, trouvant repos contre l'épaule d'Élisabeth. Cette dernière s'efforçait de dissimuler sa fatigue qui alourdissait ses paupières, maintenant une apparence digne malgré la lutte acharnée que ses yeux menaient contre la force implacable de la gravité.
La cadette laissa son esprit divaguer un instant, comme si elle venait de goûter à un songe enchanteur. Les lumières chatoyantes des lustres semblaient encore si éclatantes à ses yeux, illuminant sa pensée d'une douce félicité. Cette pensée vit s'épanouir un doux sourire serein sur son visage, tel celui d'une sainte plongée dans une méditation contemplative, fixant l'horizon lointain avec une quiétude céleste. Elle s'imaginait encore tournoyer sur ce parquet si lisse et brillant, reflétant comme un miroir les éclats de lumière qui parcouraient la salle. Tout était si rayonnant, si lumineux... La jeune fille scella une promesse candide, celle de perpétuer à jamais ce souvenir si exquis.
Lorsque l'attelage déposa la famille Ausbourg devant l'Hôtel du Louvre, toutes manquèrent de s'effondrer en posant le pied sur les premières marches, tant leur démarche était chancelante. Chacune des filles dû se faire violence à travers les dédales des immenses couloirs pour rejoindre leur chambre sans tomber de fatigue. Si leur mère qui les chaperonnait ne les avait pas forcées à revêtir leurs chemises de nuit, elles se seraient vraisemblablement couchées, par-delà l'inconfort, avec jupons et crinoline, peut-être même avec leurs souliers malgré leurs orteils endoloris.
Jamais Élinor n'eut autant appréciée l'aisance d'un lit que ce soir-là, blottit contre le matelas moelleux et les oreillers opulents douillettement rembourrés de duvet. Un nuage n'aurait pu être plus confortable. Alors qu'elle se laissait lentement envelopper par les bras de Morphée, elle ressentit un léger affaissement de son lit. En se retournant, la jeune fille découvrit sa benjamine, pleine d'énergie, qui venait s'enquérir de nouvelles.
— Élisabeth et Evalyn ne veulent pas me parler de la soirée, elles préfèrent dormir, se justifia Esther en faisant la moue.
— Et je les comprends, car moi-même je suis exténuée. Ne pourrais-tu pas attendre demain matin pour me tourmenter, souffla-t-elle en poussant un râle.
— Je n'arrive pas à fermer l'œil. S'il te plait, supplia-t-elle d'une voix empreinte de douceur, soutenant ses implorations deux grands yeux suppliants.
Élinor se résigna puis la convia finalement à ses côtés, non sans garder les yeux fermés et la benjamine se lova au plus près de sa grande sœur pour écouter ses anecdotes avec attention.
— Alors, qu'est-ce que tu veux savoir ?
— As-tu continué de discuter avec Monsieur Ashford, demanda-t-elle sans hésiter, la voix empreinte de curiosité.
La jeune fille prit soudainement conscience qu'elle était tombée dans un traquenard. Évidemment que ça n'intéressait pas sa benjamine, éternelle fleur bleue, de savoir si les demoiselles étaient joliment parées, il lui importait davantage de s'informer sur d'éventuels premiers émois. Élinor en vint même à douter que cette fourbe ait vraiment solliciter ces deux autres sœurs.
— Ainsi, voilà donc le sujet principal de ta visite, murmura-t-elle en exhalant un souffle las.
— Eh bien, eh bien, s'enquit-elle avec passion, le regard brillant.
— Je n'ai rien de particulier à te dire.
— Tu mens. Élisabeth m'a rapporté que tu avais dansé avec lui.
— Je la félicite. Elle a trouvé un moyen astucieux de te distraire pour pouvoir passer une nuit tranquille.
— Donc tu ne le nies pas.
— Et pourquoi cela t'importerait-il tant ? J'ai dansé avec une dizaine d'autres personnes, ce n'est pas pour autant que cela mérite d'être dramatisé. C'est l'essence même d'un bal, au cas où tu l'aurais oublié.
— Tu l'as déjà rencontré par hasard dans une librairie, vous avez ri ensemble lors du repas, et en plus tu le laisses t'offrir une valse ! C'est beaucoup trop de coïncidences pour une seule personne.
— Et quelle est ta conclusion ? Permets-moi de deviner : il doit être mon destin ou quelque chose dans ce genre ?
— Les signes ne trompent pas ! Et en plus, il est très charmant, affirma-t-elle sur un ton enjôleur.
— Il est arrogant.
— Mais aussi drôle, paraît-il.
— Tu m'exaspères, railla Élinor à demi étouffée, la tête enfoncée dans son coussin, éreintée.
Alors qu'elle se débattait avec l'idée de la renvoyer dans sa chambre illico, malgré la brume qui envahissait son esprit, elle fut frappée par un éclair de lucidité. Peut-être pourrait-elle lui soutirer des informations sur les affaires familiales. Après tout, Esther avait une main mise sur les comptes.
— Je dois avouer qu'il a un charme certain, c'est vrai, murmura la cadette avec prudence pour mesurer la réceptivité de sa sœur.
— Ah, je le savais, s'enorgueillit la benjamine en se frottant les mains, satisfaite par cette révélation croustillante.
— Je te raconterai tout dans les moindres détails lorsque nous serons rentrées à la maison, en échange, je veux que tu m'apprennes à gérer les finances de la maison, proposa-t-elle.
— Pourquoi ?
— Ça m'intéresse. Alors, qu'en dis-tu ?
— D'accord, d'accord.
— Je veux ta parole d'honneur, adjura Élinor, vindicative.
— Très bien, je te le promets. Si c'est tout ce qui t'importe. Cependant, je ne comprends pas, tu aurais pu demander la permission à mère, s'enquerra Esther, perplexe.
— Elle a déjà tellement de travail, je ne voudrais pas la déranger davantage.
L'excuse fut toute trouvée et la benjamine s'en accommoda. Elle regagna sa chambre avec une légèreté exaltée, sans poser davantage de questions, comblée d'avoir obtenu ce qu'elle désirait : de quoi alimenter ses rêveries romanesques. Sa cadette espérait néanmoins qu'elle tiendrait sa langue, de peur d'attiser les railleries du reste de la famille. La jeune fille savait pertinemment que le karma lui reprocherait un jour ou l'autre les conséquences de ses actions sournoises mais pour l'heure, la fatigue empêchait son discernement, alors elle se laissa sombrer sans plus de retenue.
Dans les limbes de ses rêveries, Élinor s'adonnait à une course éreintante à travers des allées pavées, ourlées de candélabres, poursuivie par un éclat éclatant et fulgurant qui semblait lui embraser le dos. La peur s'insinuait dans les tréfonds de son être malgré la nature habituellement rassurante de la lumière, craignant d'être engloutie par sa splendeur envoûtante. Soudain, une ombre se dessina à l'horizon. Loin de s'en méfier, elle se lança à sa poursuite, persuadée d'avoir aperçu une silhouette humaine aux contours familiers.
À mesure qu'elle se rapprochait, le spectre grandissait et s'étirait avec majesté à l'infini dans l'espace, ne formant qu'une vaste tache noire dans laquelle elle préféra s'envelopper plutôt que de succomber à l'assaut dévorant de la lumière. Alors que son corps flottait dans ce gouffre obscur d'une profondeur abyssale et que le froid glacial la transperçait de toutes parts, une chaleur réconfortante se répandît dans sa poitrine. Les images rémanentes de sa campagne natale pulsaient autour d'elle dans une danse éthérée, jusqu'à ce que sa demeure s'esquisse brièvement avant de s'évanouir, laissant son enveloppe charnelle se faire consumer entièrement par les ténèbres.
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Élinor
Исторические романыProvins, 1850. Héritière d'une puissante famille bancaire parisienne, Élinor Ausbourg se délecte de la quiétude de sa campagne natale, loin des agitations tumultueuses de la Ville Lumière. Telle une âme solitaire, elle trouve refuge dans la nature e...