Élinor se hâta de dépêcher quelqu'un pour acheminer sa missive, nourrissant l'espoir de se voir gratifiée d'une réponse empreinte d'assentiment en un délai des plus brefs. Par la suite, elle s'employa à délivrer le bureau de son père de son encombrante charge, une tâche qui, il faut bien l'admettre, ne lui suscitait guère d'allégresse. Elle n'avait, en toute sincérité, jamais pénétré dans cette pièce, toutefois il semblait que la présence paternelle y perdurât encore. Les lieux respiraient un ordre inchangé, comme si l'homme en question s'était absenté seulement la veille. Les documents soigneusement disposés formaient des alignements réguliers, les uns sur les autres, tandis que les ouvrages choisis avec soin se reposaient çà et là dans le vaste espace. Il advenait parfois qu'une certaine maniaquerie s'emparait de lui, l'entraînant à se focaliser sur des détails anodins en faveur d'une harmonie d'ensemble.
Un subtil amalgame d'effluves d'encre séchée se mêlait à l'ensorcelante fragrance de la peinture à l'huile. Amateur d'art, il prenait un vif plaisir à se consacrer à l'étude des maîtres et à récréer avec minutie leurs chefs-d'œuvre quand la clémence des heures le lui concédait. De temps à autre, il usait de son habileté à esquisser les portraits de ses filles au moyen du fusain, amassant ainsi une collection d'une centaine de croquis qu'il conservait curieusement au sein de ses nombreux tiroirs. Un sourire nostalgique vint se poser sur les lèvres d'Élinor tandis qu'elle découvrait ces ébauches chéries, soigneusement préservées, et que son esprit se laissait envelopper par les réminiscences des échanges qui s'étaient tenus en de tels moments. Elle se souvint de ses propres interrogations ainsi que de celles de ses sœurs, observant leur paternel avec une curiosité teintée d'incompréhension tandis qu'il s'adonnait à l'art du dessin. Et avec une constance inébranlable, il leur répondait invariablement, déclamant les mêmes mots : "Vous comprendrez plus tard. Vous découvrirez le plaisir de les redécouvrir et de vous remémorer ces moments que j'aurais immortalisés sur le papier."
Il avait maintes fois démontré sa clairvoyance en une multiplicité de domaines, de telle sorte qu'elle en était parvenue à méditer sur les quelques rares circonstances où son discernement eut pu connaître un égarement. Son regard se posa également sur une majestueuse représentation de sa mère, habilement immortalisée sur une toile, soigneusement préservée au sein d'une armoire. Elle se résolut à l'apporter à l'intéressée, mais pas tout de suite. Pour l'heure, elle ne souhaitait aucunement se confronter à elle et ses aliénations, craignant à nouveau de perdre pied. En y repensant, un frisson lui parcourut l'échine, La jeune demoiselle fut alors en proie à l'interrogation cruciale : devait-elle faire part de ces circonstances à ses sœurs ? Élisabeth sûrement pas, les conséquences sur sa grossesse pourrait-être funestes mais pour Evalyn et Esther la question se posait... La perspective d'une révélation soudaine, sans préambule ni avertissement, s'annonçait d'autant plus dévastatrice. Ainsi, Élinor pencha en faveur d'un dénouement où la colère aurait sa place, mais une colère engendrée par son initiative de prévenir, plutôt que par sa négligence à ne point les en informer. Les remords, sans doute, seraient plus aisés à endurer que les regrets.
Au fil de ses investigations minutieuses au sein des tiroirs, elle parvint enfin à mettre au jour un dossier en cuir rouge, soigneusement camouflé sous une accumulation labyrinthique de feuillets sans utilité apparente. Le degré d'attention porté aux pages de papier confinées en cet écrin laissa entrevoir que cet assemblage avait été orchestré tout récemment, vraisemblablement peu avant que le départ de son père vers l'hospice.
Ses yeux s'écarquillaient au fil de son examen soutenu des feuillets, captivée par chaque ligne qu'elle déchiffrait du regard, une stupéfaction grandissante s'emparant d'elle à mesure que les révélations s'insinuaient. La crédulité lui était difficile face à une telle abondance d'informations. Elle discerna ainsi des annotations relatives à des comptes en Suisse, les solides avoirs se fusionnant en une somme de plusieurs centaines de milliers de francs. Abasourdie, elle peinait à concevoir la portée de ces données. Résolue à obtenir confirmation, elle requit la présence d'Albert, souhaitant ardemment qu'il lui prête ses cordes vocales pour traduire ces vérités déconcertantes à voix haute, dans le but d'affirmer davantage la véracité de ces révélations inattendues.
Le vénérable homme se consacra avec application à sa tâche, tandis qu'Élinor arpentait la pièce telle une bête en captivité, se débattant pour appréhender une réalité qui, de toute évidence, frôlait l'invraisemblable. Ses traits dénotaient l'émerveillement et l'incrédulité, une étrangeté dont elle avait peine à se départir.
— Alors, sommes-nous donc riches, interrogea-t-elle le majordome d'une voix teintée d'impatience.
— Ma foi, à en juger par ce que je découvre, il semblerait que vous le soyez presque autant que la famille Rothschild, si j'ose le souligner. Toutefois, l'accès à ces fonds ne vous sera octroyé qu'au premier jour de l'année 1860.
— Ainsi, il nous faut patienter encore deux ans, trois mois et cinq jours, soupira-t-elle.
— Exact, confirma-t-il promptement.
— Quelle frustration ! Être doté de richesse, et pourtant entravé dans l'usage de cette opulence. C'est comme se voir offrir son met favori et ne pouvoir s'en délecter...
— Je crois que votre père a pris cette précaution afin de préserver ses avoirs de la crise qui nous secoue.
— Sans doute. Cela dit, pour le moment, cette information ne m'est d'aucune utilité, c'est pourquoi je te demanderai de garder le secret, je ne me réjouirai seulement lorsque les pécules seront dans mes poches. Mieux vaut user de prudence.
— Pensez-vous réussir à préserver votre banque, vos vignobles et vos stocks de matières premières ?
— La crise touche bientôt à sa fin, l'économie se stabilisera. Avec la vente de quelques-uns de nos biens, nous survivrons.
— Je vous fais confiance. Cependant Mademoiselle, pourriez-vous m'éclairer sur le contenu de cette missive dont vous avez expressément réclamé l'expédition urgente ? Si son objet relève d'une charge, peut-être puis-je vous alléger de cette responsabilité ?
— Ta loyauté m'honore mais pour l'instant, il nous incombe seulement de patienter. J'ai adressé cette lettre à l'orphelinat du village. En toute franchise, j'ai pris la décision d'adopter un garçon. Je me suis orientée vers un âge qui lui permettrait d'entamer une instruction complète, sans toutefois qu'il ait atteint un stade où l'obéissance deviendrait une affaire ardue, avoua-t-elle sans ciller.
— Mademoiselle, un orphelin, vous n'y pensez pas sérieusement ! Vous seriez donc encline à une telle entreprise, s'outra le vieil homme, affichant un air offusqué en réponse à ses affirmations.
— Je ne crois avoir besoin de votre consentement pour ce genre de décisions Albert. Mais soit, laissez moi vous convaincre. Que se passera-t-il si je me marie ?
— Vous prendrez le nom de votre époux.
— Et ainsi il héritera de mes biens et le patronyme Ausbourg s'effacera dans l'oubli des annales. À l'inverse, imaginez un instant le cas où je mettrais au monde un enfant issu d'une union illégitime et qu'aucun père ne se réclamerait.
— Dans un tel cas, vous seriez bannie du cercle honoré, la haute société vous tournerait le dos et même l'univers des affaires pourrait vous renier.
— Précisément. En optant pour l'adoption, je parviens non seulement à m'assurer un héritier, mais également à susciter la compassion et l'admiration de mes pairs.
— Loin de moi l'idée de vouloir alimenter les racontars comme une bonne femme, mais la plupart des orphelins dont les réputations m'ont été contées sont de la mauvaise graine, s'inquiéta le majordome.
— Voilà pourquoi il me tient à cœur qu'il ne soit point avancé en âge, qu'il n'ait guère eu le loisir de prendre l'habitude de s'adonner à des vices pernicieux. Avec ma personne pour tutrice prépondérante, je le défie de remettre en question mon autorité.
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Élinor
Historical FictionProvins, 1850. Héritière d'une puissante famille bancaire parisienne, Élinor Ausbourg se délecte de la quiétude de sa campagne natale, loin des agitations tumultueuses de la Ville Lumière. Telle une âme solitaire, elle trouve refuge dans la nature e...