Leurs retrouvailles, censées être le prélude à de joyeuses festivités, se muèrent finalement en une sorte de réunion de famille, dont le thème récurrent des conversations demeurait invariablement l'argent. Élinor, empreinte de doutes quant à l'influence pernicieuse que cela pourrait exercer sur le petit Victor, se voyait pourtant contrainte de laisser filer le flot des discussions par pure obligation. Elle consentait volontiers à lui permettre de s'amuser, souhaitant que, malgré tout, il conserve un peu plus longtemps l'insouciance propre à ses jeunes années.
Les repas étaient épargnés de tout sérieux et gardaient cette langueur caractéristique, où, au milieu de quelques sagesses émanant d'Élisabeth, toutes s'adonnaient avec un plaisir manifeste à taquiner Élinor au sujet de sa vie sentimentale, condamnée à subir passivement le récit de leurs romances, tandis que les rougeurs se dessinaient sur ses joues. Qu'elle soit saisie de courroux ou d'embarras, nul ne pouvait discerner avec certitude ses émotions, et elle ne semblait guère encline à divulguer ses pensées à ce sujet.
Toujours trop épuisée pour les rabrouer, elle laissait couler leurs railleries, en espérant qu'elles se lassent, un jour peut-être. La jeune demoiselle souhaitait vivement que ses benjamines se marient, s'affranchissant ainsi de la charge financière qu'elles représentaient et de leurs caquets hystériques de jouvencelles. Voilà qu'elle raisonnait désormais comme son père pour son plus grand déplaisir.
Elle se contemplait vieillir, une perspective qui ne manquait point de lui causer une profonde déprime. Qui daignerait donc s'adonner à la galante cour d'une femme de vingt-trois ans, quand bien même fut-elle dotée d'une beauté saisissante ? Et peut-être, au bout du compte, avait-elle laissé s'évanouir le charme qui était le sien. Hélas, elle ne pouvait plus en faire l'épreuve, n'ayant côtoyé aucun bal mondain depuis maintenant des années. Si elle souhaitait éviter que son nom de famille ne devienne qu'un simple préambule aux récits bancaires, une référence obsolète dans les annales de la finance, elle devrait inéluctablement se réintégrer ces mondanités, à présent que sa situation financière s'améliorait. Cependant, cette idée la contrariait profondément, car cela équivalait à abandonner les terres auxquelles elle avait à peine commencé à se réhabituer.
Mais elle s'y résoudrait. Sa résidence majestueuse, les vastes étendues de ses forêts, les délicats agencements de ses jardins... Tout cela constituait l'unique objet de sa préoccupation, la seule cause qui justifiait que l'on se batte avec détermination pour elle.
La présence discrète de Victor tantôt l'apaisait, tantôt la contrariait. Elle se remémorait avec nostalgie les jours de son enfance que le jeune homme évoquait, mais cette réminiscence s'accompagnait également du fardeau supplémentaire qu'il faisait peser sur ses épaules déjà accablées. En Élinor, nulle flamme maternelle ne brillait, et elle l'élevait en une figure de grande sœur ou de préceptrice plutôt qu'en celle d'un parent. Élisabeth portait ce rôle à merveille. Apparemment, seulement l'action d'enfanter semblait pouvoir susciter cette joie, à moins que cette conviction ne germe en elle à force de réflexion, ou que le temps ne vienne à y insuffler une nouvelle vigueur.
Elle aurait voulu demander des conseils à sa mère.
Elle aurait du y penser avant qu'elle n'oublie qu'elle avait un jour eu des filles.
Il lui arrivait parfois de se remémorer ces moments passés, mais c'était l'une de ces rares fulgurances, désormais si éparses. Cependant, Élinor n'hésitait jamais à lui rendre visite, lui contant en détail ses journées, son travail, et les progrès de Victor. Sans même daigner lui offrir un regard, elle acquiesçait dans le vide, esquissant parfois un sourire en coin, ses yeux fixés sur le panorama extérieur. De temps à autre, la jeune femme se laissait également aller au jeu, affirmant, elle aussi, attendre le retour d'Amos, son visage s'appuyant tendrement sur l'épaule de sa génitrice, plongeant dans de longues minutes d'un silence qu'elle espérait complice.
Une profonde solitude l'habitait, même à ses côtés. Était-ce que ressentait Victor en sa présence ?
Elle se sentait effectivement liée à ce jeune garçon, mais ses motivations ne répondaient guère aux critères moraux, ou plutôt, à ceux que lui avaient inculqués ses parents et la religion. Il était un moyen, un engrenage dans la mécanique de son succès. Sa conscience n'arrêtait jamais de la tourmenter en lui rappelant le caractère égoïste de ses machinations, mais la raison triomphait invariablement sur ses remords. Pérennité, richesse, héritage, tels étaient les mots qu'elle se récitait, devenus les préceptes de sa désormais unique foi. Et elle prêchait sans cesse. Le bureau de son père se muait à la fois en synagogue ou reposait tous ses textes sacrés et en mur des lamentations où elle venait oublier ses résipiscences et se repentir de psalmodier. Son sanctuaire, son propre cercle vicieux, sa source de fierté et de tracas.
Les sœurs Ausbourg nourrissaient désirait achever l'année en compagnie d'Élinor, mais durent in fine se résoudre à regagner leur demeure, dès la conclusion du dernier soir de Hanoucca. Pour sa part, Evalyn était attendue pour une représentation à la somptueuse Salle Pleyel, Esther semblait se languir des chiffres, et redouter que son remplaçant ne s'entiche trop des responsabilités dont il avait été investi en son absence tandis qu'Élisabeth, en parfaite épouse dévouée, brûlait du désir de retrouver son mari et la Normandie, cette contrée laquelle elle eut finie par apprécier les charmes, en dépit de son humidité et de sa rigueur hivernale.
Élinor, tout en appréhendant pleinement les raisons qui poussaient ses sœurs à partir, se décida finalement à les accompagner, et Victor, de son côté, se résigna à les suivre. Le jeune garçon s'était rapidement fondu dans cet environnement familial, et il n'éprouvait aucune jubilation à l'idée de quitter cette nouvelle maison à laquelle il s'était attaché. En effet, cette affection à son foyer demeurait le lien le plus palpable qu'il entretenait avec Élinor. Il eut l'intelligence de ne pas se plaindre, réalisant que la demoiselle était autant si ce n'est plus mélancolique que lui au fur et à mesure que le jour fatidique du départ approchait. Elle savait pertinemment qu'elle ne reviendrait pas ici avant un moment.
C'est le matin du 26 décembre, alors que les flocons silencieux se déployaient avec grâce sur l'étendue du domaine, l'enveloppant d'un manteau blanc d'une infinie délicatesse, que la famille Ausbourg finit par se résoudre à gagner la gare. Élinor ne tourna point son regard vers l'arrière tandis que la berline l'emportait, secouée par les cahots de la route, en direction du village, craignant de ne plus avoir la force de partir, ou pire, de fondre en larmes devant sa famille.
— Nous reviendrons, n'est-ce pas, demanda Victor d'une petite voix.
— Bien sûr, murmura Élinor avec sérénité, mais pas tout de suite.
— Dans longtemps ?
— Je ne l'espère pas.

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Élinor
Ficción históricaProvins, 1850. Héritière d'une puissante famille bancaire parisienne, Élinor Ausbourg se délecte de la quiétude de sa campagne natale, loin des agitations tumultueuses de la Ville Lumière. Telle une âme solitaire, elle trouve refuge dans la nature e...