Ses trois sœurs qui discutaient tranquillement sur les canapés du salon se retournèrent vers elle pour lui servir de grands sourires. Elles se relevèrent avec grâce pour accueillir l'arrivante, Élinor. Celle-ci, submergée par une émotion débordante, se jeta littéralement à leur cou. Les échos de leurs rires se mêlèrent harmonieusement à cette accolade sincère.
— Je croyais que vous aviez trop de travail pour venir, s'enquit la jeune femme tandis qu'elle relâchait doucement son étreinte.
— Nous avions ourdi un stratagème afin de t'offrir une surprise des plus inattendues, énonça Esther.
— Si vous saviez comme je suis heureuse de vous revoir, ça fait si longtemps ! J'ai l'impression que ça fait une éternité que nous ne nous sommes pas réunies, se réjouit-elle.
Victor resta l'observateur attentif de ces retrouvailles, son regard posé sur la scène avec une acuité discrète. Toutefois, la magnificence de l'instant semblait lui prêter une certaine réserve, une réticence face à l'idée de s'immiscer directement dans ce tableau émotionnel, il demeura donc à l'abri, dissimulé derrière la stature d'Albert. La triade des demoiselles Ausbourg ne tarda point à capter le signe subtil de son existence. Un chœur cristallin de gloussements perlés éclata alors.
— Serait-ce donc lui le fameux Victor, questionna Evalyn
— Viens te joindre à nous pour te présenter, l'encouragea Élinor en lui offrant un sourire rassurant.
Le jeune garçon tressaillit avant de résoudre à faire quelques pas dans leur direction Pour éviter de montrer son appréhension, il cacha ses mains derrière son dos, s'efforçant de paraître calme et serein.
— Bonsoir, glissa-t-il d'une voix prompte, s'inclinant avec courtoisie, je suis enchanté de vous rencontrer.
— Il est adorable, s'exclama l'aînée avec une candeur éprise, s'avançant gracieusement vers lui, entraînant dans son sillage le reste de la fratrie.
— Qu'est-ce qu'il est mignon, renchérit Esther, ses yeux azurs surpassent même la splendeur de ceux d'Élisabeth. Assurément, il fera un magnifique jeune homme plus tard.
— C'est comme si nous avions gagné un petit frère, poursuivit Evalyn attendrie, sa voix vibrant de nuances chaleureuses et réconfortantes.
Victor, submergé par leurs interrogations et leurs compliments et ne sachant quoi répondre se figea presque instantanément alors que ses joues s'empourpraient. Il lança des regards furtifs implorants en direction d'Élinor, une prière silencieuse dans ses yeux, cherchant son secours pour échapper à cette toile d'embarras. Elle observait la scène d'un œil amusé, un sourire esquissé à la commissure de ses lèvres, riant sous cape.
— Je vous en prie les filles, modérez votre curiosité, vous lui faîtes peurs, les éclaira-t-elle en ricanant doucement.
— Tu as raison, nous aurons tout le temps de le cuisiner pendant le souper, rétorqua la benjamine avec une aisance espiègle, adressant un clin d'œil complice au garçon qui déglutit péniblement, profondément embarrassé.
— Albert, le repas est-il d'ailleurs bientôt prêt, interrogea la Duchesse de Grouchy avec une délicatesse feutrée.
— J'entends d'emblée me renseigner à ce propos, répondit le vieil homme en s'empressant de rejoindre les cuisines.
Soudainement, des sanglots rompirent la quiétude ambiante, éparpillant les délicates notes de l'atmosphère. Marthe se matérialisa devant les convives accompagnée d'un nourrisson.
— Veuillez m'excusez mesd'moiselles, mais il semblerait que ce petit trésor réclame sa mère, se justifia humblement la dévouée bonne femme en glissant le petiot dans les bras d'Élisabeth qui se mit à le bercer doucement.
— C'est votre fils, l'interpella subitement Victor.
— Oui, il se prénomme Amos, répondit-elle avec une esquisse d'un sourire suave, touchée par cet intérêt soudain manifesté à l'égard de son enfant.
— Tu lui as donné le nom de papa, s'étonna Élinor, émue par cette décision, son cœur vibrant d'une émotion si profonde et subite que ses yeux s'humidifièrent presque immédiatement.
— En effet, il n'existe nul prénom plus inspirant. Cela doit être indéniable pour toi, qui as arpenté les sentiers tracés par notre père durant toutes ces années, expliqua-t-elle avec sincérité.
— Il ne saurait être mieux honoré, murmura Élinor en contemplant attendrie la bouille du tout-petit, tu vas me faire pleurer, s'exclama-t-elle avec une émotion à peine retenue, portant délicatement le revers de sa main à ses yeux pour chasser les perles d'écume qui s'y formaient.
— Il était temps que nous nous retrouvions, affirma Evalyn dans un soupir chargé d'une mélodie mélancolique, ses bras enserrant tendrement son aînée, rapidement suivie dans cet élan de proximité par Esther
— Je m'attriste de t'avoir laissée endurer toutes ces épreuves toute seule, avoua la benjamine à son oreille avec contrition.
— J'ai choisi cette voie, point n'est besoin que tu t'excuses. Tu m'accordes une aide inestimable avec notre institution financière, c'est une concession que tu as faite à ton propre rêve. Les regrets devraient être de mon côté.
— Elle ne parle pas de travail, Élinor, intervint la Duchesse avec une douceur éclairée. Bien avant que notre père ne commence à chanceler, tu as assumé le fardeau de sa charge, te montrant à la hauteur de toutes les responsabilités qui t'incombaient malgré ton jeune âge, déployant une résolution exemplaire. Tu t'es ensuite vouée à veiller sur notre mère qui... Et ce, toujours en solitaire. Je n'étais pas présente pour te prêter main-forte, pour t'offrir soutien et réconfort, j'aurais dû être là, je devais être là.
— Père, jamais n'aurait voulu ça et tu le sais bien. Tu es heureuse. Tu as un mari aimant et même des enfants. C'est tout ce qu'il souhaitait pour toi, ton bonheur, votre bonheur. Ne te rappelles-tu pas de ses leçons ? "Tu ne quitteras point ta famille, tu la perpétueras".
— Ainsi donc, il t'en a fait part à toi aussi, murmura l'aînée d'un ton feutré, un sourire imprégné de la mélancolie du souvenir courbant tendrement ses lèvres.
— Je suis encline à penser qu'il nous a toutes gratifiées de cette révélation, s'immisça Evalyn avec une douce assurance, un regard furtif jeté en direction d'Esther, qui approuva silencieusement en opinant du chef.
— Il vous manque beaucoup, appuya Victor avec aplomb.
— Énormément, acquiesça la fratrie d'une seule voix, les contours de leurs paroles s'entrelaçant telles les notes d'un chœur bien harmonisé. Un éclat de rire se mêla à cet accord, comme si ce rire collectif avait la capacité de dissoudre, ne serait-ce qu'un moment, la tension qui eut pesé sur leur cœur depuis l'enterrement de leur père. Une tension qui avait jusqu'alors trouvé peu d'occasions d'être pleinement exprimée, maintenant leur douleur enfouie dans les profondeurs du deuil.
Élinor, qui présumait avoir été la seule à verser des larmes pour leur défunt père dans l'intimité de sa chambre, avec pour unique compagnie sa fidèle amie la solitude, fit le constat que ses sœurs avaient, tout comme elle, secrètement enseveli leurs émotions afin d'embrasser vaillamment l'avenir. Chacune d'elles s'érigeait en un modèle de résilience, puisant dans les sources de leur passion la vigueur nécessaire pour traverser l'obscurité. La famille, les sciences, la musique... Tant de moyens pour parvenir à leurs fins sans se laisser sombrer.
Trop occupée à tisser le fil de leur bien-être, elle en avait négligé, dans son équation, l'ombre de leur propre chagrin.
Après des années écoulées, force était de constater qu'elle était toujours aussi ignorante.
Chaque nouvelle réponse apportait avec elle de nouvelles questions.
Elle ne savait toujours rien.
Rien du tout.
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Élinor
Historische RomaneProvins, 1850. Héritière d'une puissante famille bancaire parisienne, Élinor Ausbourg se délecte de la quiétude de sa campagne natale, loin des agitations tumultueuses de la Ville Lumière. Telle une âme solitaire, elle trouve refuge dans la nature e...