Chapitre 9

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Bientôt, Emmanuel, la grande cloche de l'église Notre-Dame sonna l'heure du déjeuner.
Madame Ausbourg et ses filles rejoignirent Le Café de Paris, un restaurant réputé pour sa cuisine raffinée et son service irréprochable. Il mettait en exergue la gastronomie française et plus particulièrement parisienne en exhibant une pluralité de mets exquis tels que des escargots, des bouillabaisses, des viandes grillées, des pâtisseries et des douceurs délicates, le tout accompagné de grands crus, dont certains vins émanant directement des vignobles familiaux.

En plus de sa cuisine, le bistrot tenait surtout sa réputation du beau monde qui affluait sur ses terrasses. Sa clientèle diversifiée voyait paraître des nobles, des aristocrates, des hommes d'affaires mais également des intellectuels, des artistes, des écrivains, des poètes... En ces lieux, on y conversait, on y échangeait des idées, on débattait de politique d'art et de littérature à toute heure de la journée autour d'un repas somptueux ou d'un humble café accompagné d'un croissant. Son emplacement stratégique faisait de cette région un véritable quartier culturel et gastronomique.

Une nouvelle fois, la bourse de Madame Ausbourg eut raison de la file d'attente, leur octroyant une table de choix parmi les nombreux esprits affamés.

— Mère, est-ce réellement nécessaire de profiter de notre statut ainsi, l'interrogea Esther, visiblement embarrassée à l'idée de prévaloir sur les autres clients.

— Nul besoin d'éprouver la moindre honte car ces privilèges ne nous ont jamais été accordés par droit divin. Nous ne sommes pas issus d'une noble lignée. Tout ceci, nous l'avons acquis par notre labeur votre père et moi-même. Ainsi donc, relevez la tête et tâchez de faire bonne figure, objecta la matriarche.

Toutes opinèrent du chef avant de prendre place autour d'une table ronde à l'étage supérieur qui offrait une vue imprenable sur la rue passante et son animation.

— Le repas terminé, Élisabeth, Evalyn et moi irons flâner dans la ville. Élinor et Esther quant à vous profiterez de cette occasion pour vous rendre à la librairie Galignani non loin de là. Je vous confierai quelques sous pour que vous puissiez-vous offrir des ouvrages. Comment pourrais-je ne pas encourager cette volonté de s'instruire et de se cultiver ?

— Oh merci mère, s'exclamèrent les deux jeunes sœurs aux anges.

Le repas fut d'autant plus apprécié qu'aucune d'entre elles n'avaient eu le temps de petit déjeuner le matin-même. Madame Ausbourg en profita pour leur faire goûter le fruit de leurs caves, le Château Lafite Rothschild. Un vin Bordelais bien établi qui jouissait déjà d'une excellente réputation chez les amateurs. Malheureusement, l'usage des spiritueux ne connaissait toujours aucun succès auprès des demoiselles. Exceptionnellement, la matriarche leur autorisa à commander des gâteaux. Mille-feuille, fraisier ou éclair, toutes les pâtisseries rencontrèrent un franc succès et ravirent leurs papilles quémandeuses de sucre.

Esther accablait sa sœur de rapidement finir son assiette à chaque instant, trépignant d'impatience.

— Pourquoi es-tu si pressée, lui demanda alors sa mère.

— Et bien... Je crois m'être trouvé un objectif pour les années à venir et j'ai hâte de m'atteler à la tâche pour le réaliser.

— Vraiment ? Et qu'en est-il ?

— J'aimerais obtenir mon baccalauréat pour poursuivre des études supérieures.

— Jamais aucune jeune fille n'a encore eu l'occasion d'acquérir ce diplôme, j'espère que tu en es consciente.

— Bien sûr, je veux être la première ! Notre famille est influente, peut-être pourriez-vous pousser ma candidature auprès du Président ? Si j'affiche une volonté inébranlable, il daignera sans doute accorder une exception. Imaginez donc, je serai une pionnière dans les annales de l'Histoire, se réjouit-elle, les yeux emplis d'espoir.

— Il faudra redoubler d'efforts dans tes études ma chérie. Es-tu consciente de tout ce que cela implique ?

— Je multiplie déjà les efforts dans mes devoirs mère et mes résultats sont excellents en tout bien tout honneur. Toutefois, ma préceptrice ne m'enseigne que les rudiments de la littérature et des mathématiques, négligeant ainsi les fondamentaux dans le domaine des sciences.

— Et pourquoi donc voudrais-tu faire des études supérieures ?

La benjamine se redressa sur son siège puis plongea son regard dans celui de sa génitrice afin d'appuyer ardemment sa détermination.

— Mère, je suis résolue à devenir médecin.

Un ange passa. Madame Ausbourg marqua un temps d'arrêt pour bien digérer l'information avant de s'en réjouir.

— J'en parlerai à ton père. Je suis convaincue qu'il te dénichera le meilleur professeur parmi les élites intellectuelles du pays. Cependant, ne te berce pas d'illusions, s'attirer les grâces du Président ne sera pas chose aisée.

— Ô maman, merci mille fois ! Soyez assurée que je ne vous causerai point de déception, je le jure sur ma vie !

— Je n'en doute pas un instant, je sais mes filles assez intelligentes pour tenir leurs promesses, avoua Madame Ausbourg avec une certaine outrecuidance.

Élinor observait silencieusement Esther s'égayer, empreinte d'un sentiment amer d'infériorité qui s'apparentait à une forme de jalousie. Désormais, même sa petite sœur de douze ans à peine révolus s'était doté d'un objectif concret d'avenir. La jeune fille s'évertua à refouler cette aigreur afin de se réjouir pour sa benjamine mais elle ne put s'empêcher de serrer les poings de frustration sous la table.

— Je crois que nous devrions y aller mère, l'informa Élinor en se levant de sa chaise pour lisser sa robe.

— Bien sûr, voici la bourse, elle te servira également à acheter les services d'un voiturier pour rentrer à l'hôtel, prends en soin. Dix-huit heures, dernier délai, je ne tolérerai aucun retard.

Les deux jeunes filles acquiescèrent puis se pressèrent de quitter le restaurant.

— Tu es sûre de vouloir devenir docteur, demanda Élinor à sa benjamine sur le chemin jusqu'à la librairie.

— Certaine. J'y réfléchis depuis longtemps déjà. Avec l'essor de l'industrialisation et de l'urbanisation, nous sommes à l'aube d'un bouleversement dans le marché du travail et les femmes, je pense, seront de plus en plus mobilisés pour contribuer à l'économie du pays.

— Comment peux-tu en savoir autant sur le sujet à ton âge, s'enquit la cadette, frappée d'admiration par tant d'érudition et de réflexion sur la situation financière de la nation, et cela, à seulement douze ans.

— Je te rappelle que j'assiste mère dans sa comptabilité, il est logique que je sois plus au courant de ce genre de choses que vous autres.

— Tu démontres une maturité bien supérieure à la mienne. Il semblerait que je sois la seule à ne point nourrir d'ambition particulières. Élisabeth va contracter un beau mariage, Evalyn s'élèvera au rang de soliste, toi, tu deviendras médecin, et moi...

— À ta place je ne me ferais pas trop de soucis. Père me réprimande sans cesse lorsque je m'applique à trop travailler. Il m'encourage à profiter de ma jeunesse insouciante et à laisser au futur les angoisses inhérentes à la vie d'adulte.

— C'est gentil à toi de me réconforter, la remercia Élinor, attendrie, lui accordant une étreinte qu'elle accepta avec plaisir.

— Je t'en prie !

— Et donc... Si j'ai bien compris, c'est en lisant des romans à l'eau de rose que tu cultives ton âme d'enfant ?

Esther s'écarta brusquement de sa sœur, offensée. Le pourpre infiltra aussitôt ses pommettes tandis que ses lèvres se pinçaient d'affront.

— Humph ! Et moi qui te croyais mélancolique ! Tu ne méritais en rien mon amabilité, riposta-t-elle, vexée, reprenant activement son chemin, rouge de honte.

— Excusez-moi miss Rabat-joie, vous êtes l'allégorie de l'abnégation ! Permettez-moi de me délecter de vos rares faiblesses, s'exclama Élinor sur un ton théâtral avant de la rejoindre à grandes foulées pour agripper sa main, marchant de concert bras dessus bras dessous. Esther ravala sa fierté, et les deux sœurs échangèrent un regard complice, éclatant finalement de rire à l'unisson.

ÉlinorOù les histoires vivent. Découvrez maintenant