Chapitre 15

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Tandis que les dernières notes de l'orchestre s'évanouissaient, le duo s'avançait solennellement vers le centre de la piste, accompagné par le mouvement harmonieux des autres couples.

— Il faut que vous le sachiez, je ne suis pas une très bonne danseuse, confessa Élinor en saluant son cavalier d'une révérence.

— Laissez-vous simplement porter par la musique et guider par mes pas, la rassura-t-il d'une voix doucereuse. Son bras gauche se glissa avec une délicatesse prévenante autour de la taille fine de la jeune fille, tandis que sa main droite enveloppait la sienne.

Peut-être était-ce grâce aux échanges qu'ils avaient partagés auparavant, mais Élinor ne ressentait guère d'anxiété à ce moment précis, comparativement aux valses qu'elle avait pu danser avec ses partenaires antérieurs. Une sérénité empreinte d'une délicate confiance s'insinuait en elle, lui permettant de profiter pleinement de l'instant présent. Leurs mouvements étaient amples et fluides, faisant virevolter un peu plus à chaque fois les volants de sa robe meringue albe qui suivait ses pas. Même lorsque la jeune fille était assaillie par la crainte d'écraser l'un de ses pieds ou de trébucher, Aron Ashford, d'une dextérité admirable, la rattrapait in extremis avec une habileté qui confinait à l'art, la faisant virevolter au bout de ses doigts.

Cette étrange association ne manquait pas d'attirer les regards. Une jeune héritière ingénue parée de toute sa fraicheur et de son innocence qui faisait ses débuts dans la société aux bras d'un indépendant au passé sulfureux jalonné de scandales, il y avait là de quoi ébranler le Petit Paris.

— Je risque de bien plus souffrir des conséquences de cette danse que vous, lui fit remarquer Élinor dans un ton l'exemptant de tout reproche.

— Sûrement. Le regrettez-vous pour autant ?

— Jamais, ô moment fugace, vous ne m'avez laissé prise, tant votre valse est exquise. Il m'est donc impossible de nourrir rancœur envers vous. Après tout, j'étais en mesure de décliner votre invitation. Ainsi, il est juste que j'en subisse les conséquences, telle est la moindre des choses.

— Les conséquences ? Comme vous y allez ! Il ne s'agit que de ragots et de sermons proférés par des bonnes femmes aigries et des adolescentes en quête d'identité qui s'immiscent dans tous les tracas de la société

— Vous semblez faire la différence entre moi et ces jeunes filles, lui fit remarquer Élinor en le questionnant du regard, désireuse de savoir ces fameuses altérités.

— Vous n'avez nul besoin de vous plier à ces comédies pour connaître votre véritable valeur en ce monde. Un soupçon d'expérience vous suffira pour transformer ce terrain si hostile en un plateau de jeu, déclara-t-il sans ciller.

Élinor demeura perplexe, incapable de discerner s'il se moquait d'elle, car malgré son regard ténébreux, animé d'une étincelle d'audace, il conservait toujours un sourire en coin. Aron avait cette propension à l'humour, habillant chacune de ses paroles d'une légèreté subtile, même les plus solennelles, ce qui laissait son interlocuteur dans un état constant d'incertitude quant à la position à adopter. Monsieur Ashford, lui, lisait en elle comme dans un livre ouvert. Les billes qui lui servaient d'yeux s'animaient avec tant de véhémence et ses sourcils se mouvaient avec tant d'expressivité que chacune de ses émotions se peignait sur son visage sans qu'elle puisse espérer les contrôler. Cette prescience dont il faisait preuve à son égard troublait profondément la jeune fille, d'autant plus qu'elle était dépourvue de cet instinct inné qui lui aurait permis de décrypter sa personnalité avec la même acuité.

— Vous semblez soucieuse, ma chère.

— Je me demande simplement si vous vous jouez de moi. Quoique, vous avez l'air de vous jouer du monde entier, réflexion faîte, affirma-t-elle dans un soupir.
Cette remarque fit naître un sourire sur les lèvres d'Aron, laissant entrevoir une rangée de dents d'une blancheur éclatante.

— Émanant de votre personne, je considère cela comme un compliment des plus flatteurs.

— Vous êtes vraiment présomptueux. Enfin... Qu'attendez-vous de moi au juste, je ne crois pas vous avoir vu danser avec quelqu'un d'autre ce soir. Il est difficile pour moi de concevoir qu'un individu tel que vous n'ait point une idée bien précise en tête.

— C'était donc vous qui m'espionniez caché derrière les escaliers.

— Ne soyez pas si sûr de vous. Vous sentez l'alcool à plusieurs mètres, il est aisé de deviner que vous avez davantage passé de temps à vous abreuver au buffet qu'à occuper la piste.

— Je suis bel et bien démasqué il semblerait. Permettez-moi de vous dire qu'il est essentiel de cultiver un réseau de relations, une pratique que vous pourriez également envisager. On ne sait jamais quand on pourrait avoir besoin de l'assistance d'autrui.

— Si je suis votre raisonnement, je pourrais toujours me fier à vous.

— Qu'auriez-vous à m'offrir en échange ?

— De la gratitude ?

— Certes c'est un bon début mais la gratitude ne paie pas les factures jusqu'à preuve du contraire.

— Eh bien, nous verrons lorsque j'aurai besoin de vous, ce qui, vous en conviendrez, est peu probable à l'heure actuelle.

— Sûrement, mais sait-on jamais. L'avenir est plein de surprises. Et vous, qu'est ce qui vous a poussé à accepter une valse avec le vaniteux que je suis ?

— J'ai accepté maintes danses offertes par une multitude de gentlemen, beaucoup sans aucun doute bien plus honorables que vous. N'en avez-vous point pris conscience ?

— J'ai également remarqué que vous n'étiez pas aussi volubile en leur présence.

— Oh ! Donc, c'était bien vous dissimulé derrière le pot de fleurs, rétorqua-t-elle avec ironie.

— N'esquivez pas la question avec vos coquetteries, auriez-vous succombé à mon charme de voyou ?

— Il faudrait bien plus que cela pour que je tombe en pâmoison devant vos beaux yeux. Vous avez surtout eu le privilège d'être le seul invité à m'avoir arraché un rire, et, par essence, un bal se doit d'être divertissant. D'ailleurs, si vos amis se révèlent tout aussi hilarants, je me ferais un plaisir de les rencontrer. S'ennuyer en de pareilles circonstances c'est bien triste.

— Finalement, vous vous "jouez du monde entier", répliqua-t-il en reprenant ses propres mots.

— Je n'ai jamais prétendu le contraire. En vérité, il existe tant d'activités à entreprendre... Il serait affront à l'existence si éphémère que de s'abandonner à l'ennui.

— Comment la campagne a-t-elle donc su retenir une âme si noble pendant tant d'années ?

— Si vous croyez que la vie au sein de la nature est synonyme d'ennui, c'est que vous n'avez jamais réellement goûté à sa véritable essence.

— Il serait peut-être tant que je prenne une retraite spirituelle en effet.

Comme précédemment, Élinor ne put deviner si de ses paroles découlaient un odieux cynisme ou une authentique conviction. L'orchestre cessa et les partenaires quittèrent la piste un à un non sans exécuter une dernière révérence.

— Je vous remercie pour cette valse mademoiselle, j'espère que nous aurons à nouveau l'occasion de partager une danse.

— Sûrement. Si mon père vous tient en haute estime, il ne manquera pas de vous inviter gracieusement dans notre domaine pour d'autres réjouissances. Peut-être aurez-vous ce privilège ? Bonne soirée Monsieur Ashford, le salua-t-elle avec distinction avant de rejoindre ses parents et ses sœurs pour monter à bord de leur attelage et regagner l'hôtel.

ÉlinorOù les histoires vivent. Découvrez maintenant