Chapitre 59

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Aron, avec un flegme britannique, attendait le retour d'Élinor dans un des grands fauteuils du salon, appréciant la chaleur réconfortante du feu crépitant dans l'âtre de l'immense cheminée. Il suscitait l'admiration silencieuse de tout le jeune personnel féminin de la demeure, ces demoiselles, peu au fait des raffinements de la haute société, s'efforçaient de mimer des manières nobles qui leur étaient étrangères, se penchant vers lui avec une grâce maladroite pour lui offrir une tasse de café parfumé ou bien une part de gâteau en espérant grappiller quelques mots de sa part. Leurs regards furtifs, voilés de pudeur, se posaient sur lui depuis l'autre extrémité de la pièce, où il se tenait, en retrait du tumulte, absorbé dans la lecture des nouvelles du jour, qui s'étalaient sur les pages du journal qu'il feuilletait avec une élégance naturelle.

Hélas, pour ces âmes infortunées, nul signe de bienveillance ne daigna émaner de lui, ni aucune attention particulière. Son regard demeura inébranlablement fixé sur son ouvrage, imperturbable, jusqu'à ce que sa fiancée se manifeste finalement dans la pièce, emmitouflée dans une épaisse veste en peau de loup pour se préserver du froid. Avant même de proférer le moindre mot, elle dépassa le petit groupe de domestiques, avançant avec une grâce souveraine jusqu'à l'endroit où elle décida de faire halte. Là, elle inclina délicatement la tête dans leur direction, un geste subtil qui, empreint d'une noblesse maîtrisée, laissait percevoir son désir de s'entretenir en toute intimité avec son promis. Les servantes, promptes à saisir la moindre nuance de son comportement, comprirent immédiatement son souhait et, avec une célérité discrète, regagnèrent prestement les étages pour poursuivre leur labeur.

— Il semblerait que vous leur ayez fait peur, ma chère, plaisanta Aron avec esprit, un tyran n'inspirerait pas d'avantage la crainte.

— Comme vous y allez ! Il s'agit simplement de susciter le respect, rétorqua-t-elle en prenant place sur le canapé qui lui faisait face.

— Je serai toujours admiratif de l'aisance avec laquelle les femmes renversent les dynamiques des rapports de force avec une sagacité déconcertante, et vous incarnez cette maîtrise à la perfection. La puissance physique peut être l'apanage des hommes, mais nous ne sommes pas dotés de cette subtilité psychologique ni de cette maestria verbale pour infléchir la réalité à notre avantage.

— Vous aviez déjà eu des mots similaires quelques années auparavant. "L'homme tue et la femme rend fou" si mes souvenirs sont exacts.

— Je suis flattée de voir à quel point certaines de mes réflexions aussi futiles soient-elles vous aient marquées.

— J'ai bonne mémoire, voilà tout.

Aron avait parfaitement conscience de la fierté qui prévalait chez Élinor, une fierté qui, il le savait, camouflait bien des sentiments. Même si, en ces temps révolus, son intérêt pour lui avait peut-être transcendé le simple cadre de l'amitié, elle n'aurait en aucune circonstance confessée pareille inclination. De son côté, il n'était pas en reste en matière d'orgueil, se refusant catégoriquement à dévoiler le moindre ressenti à son égard, à moins que ce ne fût au moyen d'éloges en cascade et de précieux présents.

Les affinités de caractère qu'ils partageaient les rapprochaient dans les domaines de l'humour et des sujets les plus frivoles. Pourtant, en dépit de cette proximité apparente, ils maintenaient une prudence constante, veillant à ne laisser transparaître aucune parcelle de leur intimité, dans le souci permanent de dissimuler leurs vulnérabilités. Tous deux, d'une obstination égale, s'enfermaient dans une impasse, et il semblait que la confiance ne parviendrait à s'établir que lorsque l'un d'entre eux daignerait enfin abandonner l'artifice de l'arrogance et se risquerait à faire un pas hors de la corde raide de l'amour-propre.

Aron manifestait une réserve plus prononcée, n'ayant ni l'âge d'Élinor ni ne disposant de son ardeur à consacrer du temps à des querelles futiles. Son âme convoitait davantage à la quiétude et à la sérénité, des aspirations bien éloignées de celles de la jeune femme, qui trouvait encore un plaisir déconcertant dans le tumulte des débats. La pondération n'entrait définitivement pas dans ses objectifs, ce qui paraissait presque ironique, étant donné qu'elle avait choisi de s'engager sur la voie sacrée de l'union conjugale. La demoiselle, malgré ses nombreux défauts, ne manquait pas de perspicacité, consciente que le marché matrimonial était impitoyable envers les femmes qui ne saisissaient pas l'opportunité de s'unir à un homme de qualité. Elle pressentait que si elle dédaignait Aron, nul autre ne se donnerait la peine de la courtiser, et elle se retrouverait seule, avec pour unique consolation son confort financier et plus elle goûtait à la solitude, plus cette perspective l'emplissait d'une terreur lancinante.

Elle avait, bien entendu, Victor à ses côtés, mais il ne faisait aucun doute qu'il trouverait bientôt une compagne à la mesure de son mérite, quittant ainsi la demeure malgré l'attachement qu'il lui portait, et jamais elle n'aurait songé à s'y opposer. Si le bonheur lui semblait refusé, elle ne s'aviserait point d'entraver celui du jeune homme, après tout, elle lui en avait fait la promesse solennelle.

— Votre visage trahit une certaine préoccupation, chère Élinor," fit-il remarquer, tandis que son regard errait vers l'embrasure de la fenêtre.

— Je méditais sur les motivations qui vous avaient poussé à solliciter ma main.

— Comme il est curieux, je me trouvais précisément en train de considérer cette question.

— Et quelles conclusions en avez-vous tirées ? Allez-vous revenir sur votre décision, s'enquit-elle avec une pointe d'appréhension.

— Il semblerait que vous le souhaitiez, à en juger par vos mots, mais je ne saurais me départir de ma résolution.

— Et bien... De même pour moi. Je ne profère jamais de paroles en l'air.

— Regrettez-vous ces paroles ?

— Pas plus que vous.

— Dans ce cas, tout ira pour le mieux.

— Je l'espère... De tout mon cœur, articula-t-elle en se ratatinant sur son siège en soutenant son regard.

Aron eut bien du mal à ne pas s'étonner l'entendre "jouer dans la sensiblerie" comme elle aimait appeler les profusions de sentiments. Il se garda toutefois de la réprimande acerbe qui lui brûlait les lèvres. Au lieu de cela, il se leva silencieusement pour se trouver en face d'elle, et elle fit de même. La différence de leur taille, qu'elle ne pouvait ignorer, lui rappela soudainement ce jour où leurs chemins s'étaient croisés pour la première fois dans la librairie Galignani. Ils avaient parcouru une longue route depuis ce moment-là...

— Sachez bien, Mademoiselle Ausbourg, que jamais je n'ai consenti à cette union par dépit, déclara-t-il solennellement, tandis qu'il capturait ses mains dans les siennes, comme pour les enlacer dans un serment indissoluble.

— Moi non plus, Monsieur Ashford.

— Nous serons heureux.

— C'est ce que nous promettrons devant l'hôtel ?

— Ici où ailleurs, mais il faut que vous preniez le risque de me faire confiance, Élinor.

— J'ai passé ma vie à prendre des risques, je ne renoncerai pas à celui-ci.

— Alors c'est donc entendu.

— Oui, parfaitement entendu.

Possédant une conscience aiguë d'avoir été parcimonieuse en paroles en contraste flagrant avec lui, elle fit un pas déterminé, sans détourner son regard de lui, jusqu'à trouver refuge en blottissant sa tête contre son torse. Son cœur tambourinait frénétiquement, à l'opposé du calme impassible qu'il arborait sans ciller. D'une main délicate, il entreprit de caresser tendrement sa chevelure, conscient que, malgré les apparences, elle n'était guère plus rassurée que lui face à cet accord tacite qu'ils scellaient. Tous deux tourmentés par des peurs et des angoisses cela rendait bien difficile la célébration de leur étreinte, en dépit de l'affection qui aurait dû s'en dégager. 

ÉlinorOù les histoires vivent. Découvrez maintenant