— Bonsoir Monsieur le Préfet, salua galamment Monsieur Ausbourg son ami Jean-Jacques Berger en s'inclinant légèrement. Les deux compagnons honorèrent leur rencontre d'une poignée de main ferme, empreinte de respect. L'homme, dans la force de l'âge, arborait un visage carré, symbole de détermination et d'autorité. Ses traits anguleux étaient encadrés par des favoris soigneusement taillés, ajoutant à sa prestance altière. Sa posture droite et assurée témoignait de sa position éminente et de son charisme naturel.
— Bonsoir Monsieur Ausbourg, enchantée madame.
— Bonsoir Monsieur le Préfet, vous nous faîtes un grand honneur ce soir, le gratifia la matriarche en adjoignant ses mots d'une parfaite révérence.
— Je vous en prie, répliqua Monsieur Berger avec une courtoisie exemplaire, et voici donc vos fameuses filles, charmé de vous rencontrer mesdemoiselles, ajouta-t-il en leur accordant également à chacune une inclination polie de la tête.
Les quatre sœurs exécutèrent une légère courbette, Élinor plus crispée que les trois autres, sentant le regard perçant empreint de mystère d'Aron Ashford semblant guetter le moindre faux pas. Tous les jeunes freluquets qui entouraient le Préfet et n'avaient guère jouvencelle à leur bras se précipitèrent à leur tour pour rendre hommage aux demoiselles, conscients des opportunités exceptionnelles qui se profilaient à l'horizon, la possibilité de faire valoir leurs charmes et d'aspirer, qui sait, à se fiancer avec l'une des deux aînées. Élisabeth, avec toute la grâce qui la caractérisait, accompagnait ses salutations distinguées de compliments flatteurs à l'égard de ses interlocuteurs. En revanche, Élinor, d'un air réservé, répondait par de simples monosyllabes, limitant ainsi les échanges à l'essentiel. Son attitude retenue témoignait de sa volonté de préserver une certaine distance sociale, ne souhaitant guère leur donner l'opportunité de la considérer comme une fiancée potentielle.
Monsieur et Madame Ausbourg s'étaient lancés dans des diatribes passionnées sur la montée du socialisme au sein du paysage politique, tandis qu'Evalyn et Esther demeuraient en retrait, riant sous cape de voir leur aînée se confondre en balbutiantes politesses lorsqu'un damoiseau venait lui faire la cour. Après l'avoir patiemment observer de loin se démener avec ses prétendants, Aron Ashford se décida finalement à aller la saluer.
— Je ne pensais pas que nous aurions à nous recroiser aussi hâtivement mademoiselle Ausbourg, je suis ravi de vous revoir, déclara-t-il, caustique.
— Bonsoir Monsieur Ashford, répondit-elle promptement sur un ton acerbe.
— Vous vous souvenez de mon nom ? Je suis flatté qu'il vous soit resté en mémoire.
— Comment l'oublier, répliqua-t-elle en esquissant un grand sourire artificiel.
— Alors, finalement, vous l'avez acheté ce livre, demanda-t-il, faisant fi du comportement aigri de la jeune fille.
Élinor demeura silencieuse, Monsieur Ashford considéra cette réserve comme une victoire personnelle. Il lui était aisé pour lui de discerner que par fierté, elle ne se résoudrait jamais à l'admettre ouvertement. Son silence témoignait de sa retenue, mais ses yeux en disaient long sur les sentiments qu'elle tentait de dissimuler avec tant d'efforts. Ses traits, empreints d'une grande expressivité, étaient bien trop révélateurs pour espérer camouffler le fond de sa pensée. Les émotions qui se reflétaient dans ses pupilles, ses sourcils légèrement froncés et les infimes tremblements de ses lèvres trahissaient son trouble intérieur. Ainsi, malgré sa volonté de garder un masque impassible, il était évident pour tous les observateurs attentifs que son esprit était agité par des pensées profondes et intenses. La jeune demoiselle abhorrait ardemment sa conscience d'être d'une transparence si flagrante dans un monde rempli de faux semblants.
— Quel bon vent pourrait bien amener un critique littéraire en de pareils lieux, demanda-t-elle d'un ton impérieux.
Aron essaya de se contenir mais Élinor lui posait la question avec tant de solennité qu'il ne put s'empêcher de ricaner devant sa mine déconfite. La demoiselle s'en trouva d'autant plus vexée qu'elle n'avait aucunement connaissances des raisons qui le poussait à autant se gausser. Après un court instant, il s'efforça de retrouver une certaine dignité.— Pardonnez-moi mademoiselle, étiez-vous sérieuse lorsque vous me posiez la question ? Critiques littéraires en ces lieux, vous en trouverez, certes, en un nombre bien restreint.
La jeune femme, laissant échapper un murmure entre ses dents, détourna le regard et susurra à elle-même : "Comment aurais-je pu le deviner ? Voilà ce qu'était son ignorance aux yeux du monde, une vaste blague qui suscitait hilarité et moquerie. Il lui devenait urgent d'en apprendre plus sur ce milieu impitoyable auquel elle allait devoir se confronter. Car, en vérité, c'est par une parfaite appréhension des coutumes que l'on peut, par la suite, en user avec habileté, ce larron en était le parfait exemple.
— Soit, qu'est-ce que vous êtes dans ce cas ? Un opportuniste ? Un membre de l'assemblée peut-être ? Quoi qu'il n'y ait pas tant de différences entre les deux à ce qu'on dit.
— Il y a là un fond de vérité. Cependant je ne suis ni l'un ni l'autre, je dirige de prospères industries.
— Des industries ? Dans quels domaines ?
— Le textile et la métallurgie, bien que je doute que ces informations suscitent votre intérêt, suggéra-t-il en haussant un sourcil circonspect.
— Après tout, peu importe les moyens avec lesquels on acquiert de l'argent, le tout s'est d'en gagner non ?
Élinor se surprit elle-même à prononcer de tels mots avec pareille aisance. Discuter avec ce scélérat la rendait odieuse et présomptueuse. Heureusement, ses parents n'avaient guère prêté attention à leurs échanges.— Voilà de fort belles paroles. J'ose affirmer sans grande réserve que les partisans de l'esclavage en Amérique du Sud seraient entièrement d'accord avec vous, assura-t-il goguenard.
—Je ne saurais en douter. Toutefois, si ma mémoire ne me fait pas défaut quant à mes leçons d'histoire, l'esclavage a été aboli il y a de cela seulement deux ans. N'aviez-vous point ce genre de manœuvres corvéables à merci dans vos... Comment vous les appeliez-vous déjà... Vos "prospères industries" ?
Élinor esquissa un sourire mutin, satisfaite. En aucun cas auparavant n'avait-elle proféré de tels propos, et elle nourrissait l'espoir de ne plus jamais se trouver dans pareille situation. Toutefois, elle ne pouvait s'empêcher de tirer une certaine fierté à alimenter ce débat puéril.
— La fortune de votre famille ne s'est-elle pas construite en partie sur le commerce international ? Je crois me rappeler que le coton figure parmi ses produits importés... Je peux vous assurer que ce ne sont pas les sudistes qui bêchent dans les champs et récoltent les ballots mademoiselle mais les nègres.
Il rendait coup pour coup. Cette fois-ci, la jeune fille se trouva dépourvue d'arguments. Cet impertinent était bien plus au fait des activités de ses parents qu'elle-même ce qui constituait une réalité en soi assez humiliante pour l'empêcher de répliquer avec véhémence. Heureusement pour préserver sa fierté, le Préfet prit la parole avec courtoisie pour les convier tous à s'installer pour engager les festivités.
Mais, malheureusement, le destin s'acharnant sur les frêles épaules d'Élinor, les places avaient été assignées à l'avance autour de l'immense table ronde. Ainsi, elle se trouva assise à gauche de sa benjamine, et à droite du fameux monsieur Ashford.

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Élinor
Ficción históricaProvins, 1850. Héritière d'une puissante famille bancaire parisienne, Élinor Ausbourg se délecte de la quiétude de sa campagne natale, loin des agitations tumultueuses de la Ville Lumière. Telle une âme solitaire, elle trouve refuge dans la nature e...