— Mesdemoiselles Élinor, Evalyn et Esther Ausbourg, annonça le maître d'hôtel solennellement à l'entrée de la fratrie dans la salle de bal.
La jeune femme se sentit immédiatement intimidée par l'assaut de yeux scrutateurs qui se braquèrent sur sa personne, elle qui avait pris congé du monde depuis près de deux ans à présent. Néanmoins, elle ne pouvait ignorer l'insistance des regards masculins qui se posaient sur sa silhouette, une constatation qui ne manqua pas de lui arracher un rictus satisfait. Sa beauté, à en juger par les réactions qui l'entouraient, n'avait nullement pâlie au fil du temps. Cela eut tôt fait de rétablir la flamme de son assurance et, comblée par cette considération que l'on voulait bien lui témoigner, elle redressa fièrement son menton puis prodigua des sourires mutins ici et là à ses admirateurs.
Ses cadettes, dans un geste empreint de délicate courtoisie, lui concédèrent le plaisir de savourer à nouveau en public les délices de sa féminité, avec cette aisance qui la distinguait et ne tardèrent pas à se disperser, l'une d'elles rejoignant un cercle de musiciens, tandis que la seconde s'immisça au sein d'une prestigieuse réunion d'hommes de sciences. Elle semblait révolue, l'époque où toutes eussent coutume de se réunir en un élan de solidarité pour faire face à l'adversité. Élinor prit conscience bien tardivement que les jeunes Evalyn et Esther n'avaient nullement eu besoin de l'attendre pour mûrir et s'accomplir. Élinor aurait aimé s'en réjouir si cela ne l'eut isolée au milieu de toute cette effervescence.
Alors qu'elle cherchait des visages familiers au sein de la multitude qui se pressait, son œil perspicace perça le tumulte jusqu'à discerner la figure gracieuse de Mademoiselle Polignac. Lorsque leurs regards se croisèrent, une lueur d'allégresse éclaira l'iris de la demoiselle, dont l'âme s'épanouit en une seconde à la vue de sa tendre amie, avec qui elle avait si longtemps échangé de touchantes missives.
D'un pas aérien, la jeune femme se précipita vers sa compagne, exultant à l'idée de la retrouver en personne après une correspondance si soutenue, mais dépourvue jusqu'alors du bonheur de la présence charnelle.
— Bonsoir Mademoiselle Ausbourg, la salua-t-elle galamment, ne négligeant point les règles de bienséance malgré son ravissement.
— Bonsoir, Appoline. Je vous en conjure, rétablissons notre intimité en nous adressant par nos prénoms, nul besoin de ces frivoles formalités entre nous, la pria-t-elle, capturant ses mains délicatement dans les siennes.
— Vous m'en voyez comblée. Avant toute chose, je n'ai pu vous exprimer mes plus sincères condoléances en personne pour le trépas de votre vénéré père. Permettez-moi de vous confier ma profonde affliction. Je suis parfaitement consciente de votre aversion pour ces banalités, mais sachez que si vous désirez aborder quelque sujet que ce soit, mon oreille est toute disposée à vous prêter attention," enjoint la jeune femme en recouvrant la main de sa compagne d'une chaleureuse étreinte.
— Je conçois que nul autre que vous ne sauriez offrir une écoute aussi bienveillante. Votre prévenance m'avait manqué, chère amie. Il est en vérité d'un réconfort inestimable de savoir son entourage composé de visages familiers après ces périodes... Disons compliquées, admit-elle dans un soupir las, enfin, désormais, je désire me réjouir, profiter de ces festivités et célébrer l'avènement de la nouvelle année qui se profile.
— Dans ce cas, accordons-nous une halte au buffet. Je conserve en mémoire la finesse de votre taille, bien que je ne m'étais point rendu compte de votre minceur actuelle. Je vous suggère, si je puis me permettre, une cure de macarons, affirmait-elle en saisissant avec délicatesse son bras pour l'entraîner en direction des pâtisseries.
Élinor se laissa conduire tout en esquissant un rire léger, résolue à garder pour elle la vérité qu'elle avait, en partie, perdu son appétit au fil des années. Elle n'avait nullement l'intention de se draper dans la livrée de la victime indigente à la recherche de compassion.
Tout en dégustant de délicieux mets, Appoline nota avec perspicacité que le regard d'Élinor ne se contentait pas de survoler la foule, mais semblait avidement chercher quelqu'un au milieu de cette assemblée. Ayant une idée en tête de l'individu qui occupait ses pensées, elle esquissa un sourire discret avant de l'interpeller sur la question.
— Vous paraissez, ma chère, quelque peu distraite. Y aurait-il une âme qui vous tourmenterait, demanda-t-elle en feignant l'indifférence.
— J'essayais simplement de repérer les clients qui m'ont consultée au sujet de mes importations. Il convient que je les salue dans la soirée, affirma-t-elle d'un ton assuré.
Son mensonge semblait revêtir davantage de crédibilité du fait qu'il contenait une parcelle de sincérité. Cependant, elle ne pouvait tromper le discernement de son amie qui ne croyait pas un mot de cette demie vérité.
— J'en conviens. La crise touche à sa fin, vos affaires se portent à merveille et vous avez gagné un héritier, quels sont vos projets pour l'avenir désormais, demanda-t-elle avec un intérêt sous-jacent, misant quelques deniers sur le mariage.
— Je discerne fort bien l'orientation de vos pensées, Appoline. Je confesse que l'idée des épousailles ne m'emballe guère, cependant, je ne saurais totalement l'écarter. Si un prétendant de qualité venait à se présenter, je pourrais consentir à y réfléchir. Et vous, une âme galante aurait-elle déjà suscité votre faveur ?
— Oh vous savez, je n'ai pas tellement de main mise là-dessus, mes parents ont scellé un accord avec ceux du fiancé qu'ils ont choisi pour moi, et nous n'avons guère eu voix au chapitre. Notre chemin est préalablement défini, laissant point de quartier à l'imprévu.
— Vous m'en voyez désolée, vous qui rêviez tant d'un mariage d'amour...
— Nul besoin de me plaindre ! Mon destin s'annonce des plus délectables, et je m'apprête à goûter une existence paisible et bénie, sans aucun doute. Je ne saurais nourrir d'espérances plus exaltantes. Il est manifeste que chacun n'aspire point aux mêmes horizons que vous, chère Élinor, vous qui êtes constamment en quête d'aventures. Pour ma part, je souhaite simplement pouvoir veiller sur mes futurs enfants en toute sérénité, sans craindre d'être acculée à la misère. Charles peut m'offrir cet avenir.
— Charles ? Vous le nommez familièrement, auriez-vous déjà succombé à son charme ?
— Vous concevez des scénarios bien plus romanesques que les faits. En vérité, il est peut-être un brin prématuré de discuter de sentiments, mais je puis vous confier que je lui porte une certaine estime et que j'apprécie échanger avec lui. Il se montre d'une prévenance exquise à mon égard, outre sa grande prestance. Il est difficile d'imaginer une meilleure situation, affirma-t-elle alors que ses joues se teintaient d'un rouge délicat.
— Qu'il me semble honorable cet homme, est-il ici, que je puisse me faire ma propre idée de sa personne, s'enquit la jeune femme avec curiosité.
— Vous n'envisagez tout de même pas d'engager la conversation avec lui de manière à me mettre dans l'embarras, n'est-ce pas ? Enfin, le voilà qui s'approche.
Appoline Polignac le désigna timidement du doigt. Il était en effet accort, arborant une stature imposante, une taille élancée, un visage aux traits harmonieux et bien dessinés, orné d'une mince moustache parfaitement entretenue. Ce ne furent, aux yeux d'Élinor, que de menues observations, parmi lesquelles elle nota surtout une magnifique montre à gousset, une chevalière étincelante, une boîte à cigares finement ouvragée, et un costume en laine mérinos, sans nul doute confectionné par la prestigieuse maison de couture Brummell.
— Vos parents ont misé sur le bon cheval si je puis m'exprimer ainsi. Quant à moi, je m'attendais à un vieil homme grisonnant, mais voici plutôt un étalon richement paré, lui susurra Élinor à l'oreille avec un fin sourire malicieux.
— Que vous pouvez être superficielle ma chère, s'outra la demoiselle, veillant à ce que personne aux alentours n'ait entendu ses propos peu conventionnels pour un bal d'apparat.
— Il n'y a bien qu'une femme profondément entichée qui puisse s'indigner de telles paroles. Au sein d'un mariage arrangé, il est rare que l'on se formalise de discuter de questions d'ordre financier. Croyez-moi, chère amie, si vous en doutiez, je puis affirmer que vous êtes déjà amoureuse, lui glissa-t-elle à l'oreille avant de s'éloigner pour laisser la jeune femme en tête-à-tête avec son promis, ne lui accordant guère l'opportunité de répliquer alors que le rouge envahissait abondamment ses joues.
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Élinor
Historical FictionProvins, 1850. Héritière d'une puissante famille bancaire parisienne, Élinor Ausbourg se délecte de la quiétude de sa campagne natale, loin des agitations tumultueuses de la Ville Lumière. Telle une âme solitaire, elle trouve refuge dans la nature e...