En dépit des mises en garde solennelles émanant de la réputée sœur Victoria au sujet du comportement présumé de Victor, Élinor campa sur ses positions et resta inébranlable dans sa résolution. Et bientôt, l'enfant se trouva à ses côtés dans la voiture, entamant le voyage du retour. Elle avait pleine conscience de s'engager dans un pari audacieux, une décision qui semblait tenir davantage du caprice que de la raison. Cependant, elle demeurait fermement confiante en elle-même et en sa propre fierté et s'était résolue à déployer les ressources nécessaires pour prouver, d'une manière ou d'une autre, la justesse de son choix.
Le garçon trépignait d'impatience, pressé de découvrir le châtelet que la demoiselle lui avait si longuement détaillé, balançant ses pieds dans le vide, incapable de tenir en place.
— Première leçon de tenue : il est impératif de toujours maintenir une posture droite, quelle que soit la situation, ordonna Élinor d'une voix inflexible.
— D'accord, s'exclama-t-il en se figeant instantanément.
— Tu as néanmoins le loisir de respirer, sois rassuré, affirma-t-elle en riant sous cape. Avec moi, tu peux te relâcher, mais il convient que je t'informe d'emblée : en présence d'autrui, tu devras t'efforcer de maintenir une prestance respectable, surtout lorsque nous serons au domaine. Mes employés t'étant étrangers, ils arboreront une certaine méfiance à ton encontre au début, et je préfère être parfaitement honnête avec toi. Pour gagner leur estime, adopte une allure assurée et comporte-toi avec dignité.
—Je m'efforcerai de donner le meilleur de moi-même, promit-il en opinant du chef.
— Sois irréprochable, surtout en présence d'Albert, le prévint-elle.
— Qui est-ce ?
— Il s'agit de l'ancien majordome de mon père. Bien que quelque peu revêche et profondément attaché aux règles de bienséance, sa fiabilité et sa loyauté sont indiscutables, expliqua-t-elle en esquissant un sourire.
— Il faudra que j'apprenne le nom de tout le personnel alors, médita-t-il, soucieux.
— C'est une excellente première initiative, le félicita-t-elle d'un ton encourageant.
Quelques minutes plus tard, la voiture s'engagea sur l'allée qui menait à la maison. À la vue du pic altier des tours d'ardoise, se dessinant progressivement derrière le feuillage des chênes centenaires, Victor se redressa subitement, une étincelle d'émerveillement animant son regard tandis qu'il observait avec fascination les contours élancés de ces tours, s'élevant fièrement vers le ciel comme des sentinelles silencieuses.
— C'est cette maison ?
— Oui, impressionnant, n'est-ce pas ?
— Je me doutais qu'elle soit grande mais pas belle à ce point ! Je n'en ai jamais vu d'aussi jolie, s'exclama-t-il.
— Où donc as-tu passé ton enfance ?
— Dans un tout petit appartement au quartier de la Chapelle à Paris. Je ne sortais pas beaucoup, avoua-t-il avec contrition.
Élinor fit rapidement le lien. L'absence de père, l'emplacement de son ancien foyer... Il lui fut aisé de deviner que sa mère avait dû être une prostituée, sûrement décédée à cause des nombreuses maladies vénériennes qui sévissaient dans ces régions peu salutaires.
— Mes sœurs et moi avons passé l'essentiel de notre enfance à jouer en plein air. Tu pourras faire de même si tel est ton souhait. D'ailleurs, à la prochaine foire aux chevaux du village, il conviendra que nous allions nous enquérir d'un poulain pour toi, pensa-t-elle en dépassant les écuries.
— Vraiment ? J'aurai ma propre monture ?
— Tout comme moi à ton âge. Mon père m'avait gratifiée de Corbeau et j'ai élevé moi-même, indiqua-t-elle en inclinant la tête vers son cheval.
— Il devait être quelqu'un de formidable.
— Avec ma mère, il était l'individu que je tenais en plus haute estime. Non seulement il s'illustrait en tant qu'homme d'affaires éclairé et infatigable en plus d'être un père affectueux et prévenant. Malgré ses occupations professionnelles, il parvenait toujours à dégager du temps pour nous, confia-t-elle, replongeant dans quelques souvenirs teintés de mélancolie.
— Il vous manque, je n'aurais pas dû vous parler de lui, je suis désolé, s'excusa-t-il, penaud.
— Il n'y a rien à pardonner. Ces instants précieux passés en sa compagnie restent vivaces dans mon cœur. Je suis de ceux qui croient qu'il est préférable de sourire en raison de leur existence plutôt que de pleurer en raison de leur conclusion, affirma la jeune demoiselle.
— C'est vrai ! J'aime bien me rappeler les soirées que je passais avec ma mère. Lorsqu'elle me préparait à manger ou qu'elle m'apprenait à lire et à écrire...
— Ces souvenirs, à n'en point douter, doivent se muer en une précieuse source d'inspiration, une force qui t'incite à avancer vaillamment et à accomplir tes tâches avec une détermination sans faille. Par leur magie, tu la maintiens vivante à l'intérieur de toi, et ainsi, tu sauras la rendre fière. Je ne pourrais jamais la remplacer, j'en suis bien consciente. Après tout, 'ai seulement douze ans de plus que toi, ce n'est pas grand-chose. Considère-moi davantage comme ta sœur aînée, si cela te convient, car je suis convaincue que notre lien pourra s'épanouir dans une proximité amicale et sincère, c'est pourquoi tu ne dois pas hésiter à me tutoyer ou à m'appeler par mon prénom.
— D'accord Élinor. D'ailleurs, je ne vous... Je veux dire, Je ne t'ai pas posé la question, comment s'appellent vos... Tes sœurs ?
— Tu n'as pas à te forcer pour le moment, si tu te sens plus à l'aise de me vouvoyer, je n'y vois aucun inconvénient. Sinon, mon aînée se nomme Élisabeth et mes cadettes Evalyn et Esther.
— C'est amusant, remarqua-t-il en pouffant, vos prénoms commencent tous par la lettre E.
— Tiens, c'est vrai, je ne m'étais jamais faite la réflexion. C'est une jolie coïncidence.
Les deux camarades partagèrent un sourire complice avant de détourner leurs attentions vers la route. Lorsque l'attelage s'arrêta enfin, Victor s'empressa de quitter son siège pour s'élancer sur les pavés, soucieux d'ouvrir les portes. À son entrée précipitée, quelques domestiques présents s'inclinèrent respectueusement, témoignant de la solennité du moment. Impressionné par cette réception, le garçon demeura immobile sur le seuil, attendant qu'Élinor le rejoigne.
— Soyez les bienvenus, Mademoiselle Ausbourg, ainsi que vous, jeune Monsieur, salua le majordome avec une distinction marquée.
— Merci, Albert. Je suis au courant que Marthe a dépêché plusieurs domestiques pour vendre les éléments non essentiels de notre patrimoine aux antiquaires. Ont-ils tous trouvé preneur, l'interrogea-t-elle d'un ton éclairé.
— En effet, la totalité des objets a été vendue avec succès. Cette opération a généré une somme de cinq cent cinquante-quatre francs.
— Parfait, cet argent nous garantira les moyens de payer les salaires du personnel pour une période considérable. Je dois m'adonner à ma comptabilité. Victor, permets-moi de te présenter Albert, notre majordome. Il va te guider à travers le châtelet, t'introduire auprès du personnel et te familiariser avec chaque recoin et chaque visage de cette demeure d'ici la fin de la journée. Albert, voici Victor, je le confie à ta bienveillance.
— Bien, Mademoiselle. Enchanté de vous rencontrer, jeune Monsieur, adressa l'intéressé d'une voix empreinte de respect.
— De même, murmura timidement le garçon, intimidé par l'aura imposante et le regard perçant du vieil homme qui le sondait derrière ses lunettes demies lunes.
—Je suis dans l'obligation de m'atteler à mes tâches, ainsi je ne pourrais te consacrer du temps avant le repas de ce soir. Sois particulièrement attentif aux conseils d'Albert, sa sagesse est inestimable. Je te fais confiance, l'informa Élinor d'un regard entendu, avant de gravir les marches et rejoindre le bureau de son père.

VOUS LISEZ
Élinor
Historical FictionProvins, 1850. Héritière d'une puissante famille bancaire parisienne, Élinor Ausbourg se délecte de la quiétude de sa campagne natale, loin des agitations tumultueuses de la Ville Lumière. Telle une âme solitaire, elle trouve refuge dans la nature e...