Chapitre 48

40 4 0
                                    

À force d'éplucher les comptes avec minutie, Élinor eut bien du mal à l'admettre mais elle réjouit que sa benjamine ait renoncé à ses études médicales, choisissant plutôt de se consacrer à la direction de la banque sous son égide. Les résultats de sa gestion étaient probants, conférant une certaine fierté à l'administration de l'établissement. Elle réussit un exploit remarquable, celui d'empêcher habilement les clients de dilapider excessivement les réserves de liquidité dans leur précipitation à retirer leurs dépôts. Cette prudence fut soutenue par une stratégie astucieuse : une dépense substantielle dans la plupart des journaux, qui, à leur tour, publièrent une série d'articles élogieux saluant la gestion exemplaire de la crise par la famille Ausbourg. Ces publications s'étendirent largement, nourrissant l'optimisme du public envers les bonnes retombées résultant de la fusion soigneusement orchestrée entre les différentes institutions financières ce qui constituait en soi une moitié de vérité.

Bien entendu, soudoyer quelques organes de presse afin d'obtenir des éloges flatteurs ne pouvait se prévaloir ni de la morale ni de l'honnêteté. Élinor évitait d'ailleurs de se vanter de cette manœuvre, sachant pertinemment qu'une telle stratégie présentait des aspects douteux. Cependant, elle gardait à l'esprit que les conséquences d'une fermeture de la banque seraient infiniment plus préjudiciables. Dans des circonstances aussi délicates, il convenait de faire abstraction des émotions et de faire fi du pathos, car la rationalité se révélait bien plus apte à résoudre les situations complexes que les élans sentimentaux.

La jeune femme prenait de plus en plus conscience de la valeur de l'information. À présent qu'elle avait saisi à quel point elle pouvait être aisément influencée par le moyen de quelques écus distribués dans les bonnes poches, elle devenait davantage méfiante, se gardant de tout communiqué avant qu'il n'ait été authentifié par une tierce partie digne de foi. Elle s'appliquait également à rassembler diverses sources provenant de journaux appartenant à des personnalités distinctes aux opinions variées. Élinor n'était point dupe, pour contenter les principaux actionnaires des presses privées, il fallait obtenir la faveur des investisseurs, non pas du simple rédacteur en chef.

Tandis qu'Esther assumait avec zèle les rênes de leur banque, Evalyn, animée par le succès croissant de ses concertos qui attiraient une audience toujours plus vaste, s'efforçait vaillamment de pourvoir à toutes les dépenses qui émaillaient leur quotidien. Les flots d'argent se stabilisant, Élinor se voyait soulagée de la tâche de leur acheminer des fonds, ce qui lui permettait de se dédier pleinement à l'exercice de son commerce d'import-export, source de son dynamisme inébranlable.

Depuis que le navire chinois Arrow, dûment enregistré sous la bannière britannique, fut sommairement arraisonné par les instances asiatiques, lestées d'accusations de contrebande et de piraterie, les sujets de la Couronne, pris d'une légitime indignation, furent les instigateurs du conflit, enflant les voiles de la France pour leur entreprise. L'affrontement, inéluctable aux regards des incessantes provocations, des odieux crimes perpétrés à l'encontre des ressortissants étrangers et des démêlés commerciaux et diplomatiques avec l'Empire du Milieu, voyait en cet incident le point d'orgue, le bateau n'était que la goutte débordant le vase tendu de la patience occidentale.

Si la destinée souriait aux bannières alliées, les dictames de l'histoire semblaient fortement inclinés à la perspective que ces vainqueurs, d'une main assurée, apposeraient leurs parafes sur des ententes des plus avantageuses avec leur antagoniste. Une telle conjoncture, bien comprise par Élinor, dévoilait les prémices d'un essor renouvelé au sein de leur théâtre d'importations. Dans cette intention, elle envisageait avec sagacité d'aborder la question avec son beau-frère Alphonse et Élisabeth, tous deux susceptibles de prévoir d'embarquer ses denrées sur les vaisseaux du commerce anticipé contre une juste fraction des profits engendrés par les transactions futures. Elle ne tarda pas à envoyer une missive au couple Grouchy pour leur faire part de son plan.

En poursuivant l'inventaire de ses stocks, la jeune femme tomba sur la commande d'Aron Ashford, qui, en dépit de leur désagréable altercation, avait de manière surprenante, expédié sa réquisition de matières premières destinées à animer ses établissements manufacturiers d'armement, opérant à leur pleine cadence. Il était manifeste que sa quête d'être servi en primeur, un désir qu'il n'eut point dissimulé, fut galamment couronnée par une rétribution substantielle, lui octroyant un rang distingué au sein du catalogue privilégié de sa clientèle.

Depuis l'aigre querelle qui les avait opposés, les contours de l'esprit d'Élinor se laissèrent envahir par l'anticipation que l'individu en question exerçât une pression insidieuse, visant à dénicher des avantages au moindre coût. Les circonstances ne lui permettaient guère de rompre nettement avec cet acheteur influent, celui-là même qui trônait en qualité de l'un des piliers fondamentaux de son réseau de chalands. En fin de compte, ses actions d'Aron Ashford révélèrent des éléments d'honneur et d'intégrité qui dépassaient les limites de la conception qu'elle avait forgée dans le tumulte de sa colère puérile.

Incontestablement, elle se trouvait en faute, sans la moindre ombre de doute, mais son âme rétive n'arrivait à consentir à plier sous le poids d'excuses. Trop grande était sa fierté pour fléchir devant lui. Les desseins du destin ne pouvaient que se réaligner en sa faveur, ce goujat ne saurait éternellement s'hisser à bon port au moyen d'astuces et de pirouettes. Lorsque cette pensée s'insinua en son esprit, les paroles d'Élisabeth, prononcées quelques instants avant que celle-ci ne quittât le foyer familial en compagnie d'Evalyn pour s'établir à Paris lui revinrent en mémoire : "Je sais que tu t'en sortiras. Avec une pirouette, certes, mais tu t'en sors toujours." Dans un soupir, elle se résigna, le temps donnait raison à ses sœurs, Élinor le reconnut, les similitudes entre elle et Aron Ashford dépassaient la simple coïncidence, c'en était presque effrayant.

C'est par ce filigrane de pensée qu'elle consentit à accorder un regard attentif à l'horloge, dont les aiguilles dessinaient une progression temporelle plus avancée qu'elle n'aurait osé l'escompter. Albert ne devrait guère tarder à la convier pour le souper. Tandis que le crépuscule ombrageait les contours du bureau, elle poursuivit, inlassable, l'épluchage scrupuleux de son précieux recueil de commandes. Toutefois, la scène semblait suspendue, figée dans un souffle de retenue, prête à s'animer par la venue imminente du majordome, son interruption délicate s'annonçant comme un délicieux interlude dans le silence ambiant.

— Mademoiselle, le repas est servi, l'informa-t-il.

— Bien. Comment s'est déroulée la visite de la maison avec Victor, s'enquit-elle en remettant de l'ordre dans sa paperasse.

— À la perfection, je dois dire. Il semblerait que le jeune garçon soit attentif et vif d'esprit. Je n'ai guère eu besoin de me répéter outre mesure.

— Souviens-toi, j'avais anticipé que tes inquiétudes seraient injustifiées, répliqua-t-elle tout en esquissant un sourire empreint d'une satisfaction délectable.

— Toutefois, Mademoiselle, permettez-moi de préciser qu'il n'est en nos moyens, pour le moment, de saisir la totalité de sa personnalité, lui qui vient à peine de poser le pied en ces lieux, rétorqua le vieil homme.

— Mon cher Albert, je t'invite à faire confiance à mon intuition. Jusqu'à présent, rares sont les occasions où je me suis fourvoyée. Je me dispose volontiers à concéder mes erreurs, encore faut-il que j'en fasse, fit-elle entendre, émaillant ses propos d'une pointe de sarcasme légèrement teintée d'orgueil, riant de cette vanité qui la caractérisait. Toutefois, nous ne sommes pas ici pour deviser davantage. Allons rejoindre la salle à manger, je t'en prie. 

ÉlinorOù les histoires vivent. Découvrez maintenant