Chapitre 6

83 8 0
                                    

À la suite d'un samedi chargé d'allégresse et d'un dimanche gorgé de repos, un lundi au programme fort rempli leur succéda. Élinor et ses sœurs furent sommées de se réveiller bien avant l'aurore par leur mère. Malgré leurs réticences, Madame Ausbourg tenait à commander au plus vite leurs nouvelles robes, et donc, à se rendre en toute hâte chez la modéliste parisienne la plus reconnue de la capitale. Consciente du beau monde qui risquait à s'y presser pour prétendre à ses services, il n'était pas question de prendre du retard.

Depuis l'échange qu'elle avait eu avec son père, Élinor ne se tourmentait désormais que par l'étendue de son ignorance. La jeune demoiselle s'était lancée avec ardeur dans la quête de connaissances afin de combler les lacunes qui subsistaient en elle, de s'approprier tous les usages qui lui étaient encore étrangers. Sa période insouciante touchait inexorablement à sa fin, l'heure venait de se confronter avec résolution à la réalité qui se dressait devant elle.

Marthe eut bien du mal à reconnaître sa petite maîtresse. Elle qui rechignait tant à quitter son oreiller d'ordinaire se pressait dorénavant à nouer son corset en fredonnant.

— Puis-je savoir ce qui vous met autant en joie mad'moiselle, demanda la bonne femme en l'assistant pour revêtir ses jupons et sa crinoline.

— Il est rare que nous nous rendions à la ville, j'ai si hâte, s'exclama la jeune fille extatique.

— Vraiment ? Il n'y a pas si longtemps encore vous déclariez ne plus jamais vouloir vous rendre à Paris, s'étonna Marthe.

— On peut dire que j'ai changé d'avis. J'ai décidé de multiplier les expériences pour en tirer des leçons, et non plus de considérer mes opinions préconçues comme sources irréfutables de vérité.

— Madame Ausbourg sera ravie de vous savoir si pleine de bon sens, la félicita-t-elle.

Une fois achevé, la domestique contempla son ouvrage avec fierté. Rares étaient les occasions où la jeune demoiselle se laissait autant pomponnée, préférant la sobriété de sa toilette quotidienne. Les boucles brunes qui s'échappaient de son chignon sophistiqué encadraient parfaitement son visage laiteux, faisant ressortir davantage la rougeur naturelle de ses pommettes et l'inflexion de ses lèvres pulpeuses qui prenait la forme d'un bouton de rose. Le maquillage étant un apanage associé aux femmes de petite vertu, le visage à nu était plébiscité dans la haute société ce qui était tout à son avantage.

— Crois-tu que les Parisiennes se vêtissent de ce genre d'accoutrements, questionna Élinor en faisant tournoyer sa robe meringue blanche aux rayures vertes.

— Je me garderais bien de savoir comment ces élégantes se fagotent. Vous devriez demander à votre gouvernante, une campagnarde telle que moi aurait bien du mal à vous éclairer, la conseilla Marthe en nouant autour de sa taille une ceinture de satin assorti, la seule chose que je puisse vous assurer, c'est qu'elles n'ont rien à envier à votre beauté ou à celle de vos sœurs. Pour sûr mad'moiselle !

— Je ne suis pas convaincue mais tes flatteries sont louables. Enfin, il est l'heure ! Je te souhaite une bonne journée Marthe, salua-t-elle la bonne femme avant de s'élancer dans le corridor pour dévaler les escaliers et rejoindre le vestibule.

Madame Ausbourg fut agréablement surprise de voir sa fille cadette couper l'herbe sous le pied de son aînée pourtant si attachée à la ponctualité.

— Bonjour mère, la salua-t-elle avec entrain.

— Bonjour Élinor. Je suis ravie de te savoir si enjouée de bon matin, y a-t-il une raison particulière à ta bonne humeur ?

— Serait-il nécessaire d'avoir une raison spécifique pour éprouver de la félicité ? Comment ne pas se réjouir à l'idée de se rendre à Paris, s'enquit-elle, tandis qu'un mois auparavant, la jeune demoiselle avait juré solennellement de ne plus jamais fouler le sol de cette cité infestée de rats pestiférés, établissant alors une équivalence troublante entre les rongeurs et les citadins.


Lorsqu'Élisabeth aperçut sa sœur, elle ne put dissimuler son étonnement, laissant transparaître une légère perplexité sur son visage.

— Aurais-je réellement mis autant de temps à me préparer, mère, s'enquit-elle, cherchant l'approbation maternelle.

— Non, je t'assure. Il semblerait simplement que ta sœur ait fait table rase de son aversion pour la métropole, répondit Madame Ausbourg d'un ton vaguement énigmatique.

— Vraiment, s'étonna-t-elle en se retournant vers Élinor, ses grands yeux bleus écarquillés comme des soucoupes.

— "Impossible n'est pas français", dit un jour un grand homme, répliqua la jeune fille en haussant lestement les épaules.

— Oh, je t'en prie, épargne-nous ta fascination pour Napoléon, s'exclama Esther du haut des escaliers, rejoignant sa famille sur le seuil, suivie de près par Evalyn.

— Assez parlé, Albert, la voiture est-elle prête, interrogea-t-elle le majordome, qui avait observé toute cette scène depuis l'entrée. Jetant un bref coup d'œil vers les jardins, il acquiesça.

— Bien sûr, madame.

— Merci, Albert. Allons-y, nous ne devons pas manquer notre correspondance, ajouta-t-elle, invitant ses filles à la suivre.

Toutes saisirent délicatement leurs jupons, empruntèrent avec grâce l'attelage qui les conduirait à Provins, le village le plus proche où passait la voie ferrée, dont les trains offraient une liaison directe avec Paris. C'était là l'un des nombreux avantages de résider en périphérie de la capitale, où les chemins de fer permettaient de parcourir aisément les bourgs environnants ! À l'exception de quelques rares localités telles que Saint-Étienne, l'un des plus grands sites miniers du pays qui l'approvisionnait en charbon, peu de lieux jouissaient de ce précieux privilège. Les rennes claquant sous la main ferme du cocher, les chevaux s'élançaient d'un pas vif au trot. La matriarche poussa un léger soupir lasse, s'attardant un instant pour arranger sa jupe désormais légèrement froissée.

— Grand Dieu, je rends grâce au jour où les trains circuleront à intervalles réguliers, s'exclama-t-elle.

— Pensez-vous que cela soit possible, interrogea Esther, curieuse.

— Si vous saviez... Votre père m'a confié hier soir qu'un ingénieur italien travaillerait en ce moment même à la conception d'un prototype de diligence à vapeur, informa-t-elle avec enchantement.

— Vraiment, s'émerveilla Evalyn. Alors les chevaux deviendront bientôt obsolètes.

— Oh, je suis d'avis qu'ils continueront d'être utiles pour ceux qui ne pourront se permettre ces nouveaux véhicules, répondit-elle avec bienveillance.

— Je suis persuadée qu'incessamment sous peu, tout un chacun pourra se procurer une automobile, s'exclama Esther, dans un état de ravissement. Peut-être même qu'elles se conduiront sans l'assistance d'un cocher !

— Tout cela relève davantage du fantasme qu'autre chose, rétorqua Élisabeth.

— Oh toi et ton pragmatisme, lui répondit Evalyn en soufflant légèrement.

— Mes chéries, je vous prie de vous apaiser, demanda Madame Ausbourg d'un ton posé, conservez vos forces pour l'avenir.

— Je ne crois pas qu'il soit nécessaire de déployer beaucoup d'énergie pour jouer les faire-valoir en attendant que l'on prenne nos mesures, lui fit remarquer Élinor avec un brin d'impertinence.

— Il ne s'agit pas seulement de cela, voyons ! Vous pensiez réellement que je vous aurais demandé de m'accompagner jusqu'à Paris pour si peu, répliqua-t-elle avec un sourire mystérieux.

— À vrai dire, je me doutais que vous eussiez un projet en tête mère. Après tout, quel intérêt d'emporter des bagages s'il n'est question que d'une journée, avisa l'aînée, qu'en est-il réellement ?

— L'initiative de cette idée vient de votre père. L'un de ses proches amis organise un dîner ce soir et nous y sommes conviées. Ce brave homme se languit de rencontrer les filles de son camarade dont il fait tant l'éloge, annonça-t-elle avec enchantement.

Les quatre sœurs s'unirent dans une exultation commune, s'abandonnant à leur allégresse avant d'être rappelées à l'ordre par Madame Ausbourg, qui condamna fermement leurs gloussements et leurs espiègleries. Hélas, elle ne pouvait les contraindre à maintenir le calme durant le reste du trajet, car elle-même se délectait de cette nouvelle, enchantée d'avoir l'opportunité de s'éloigner des affaires du domaine, ne serait-ce qu'une soirée.

ÉlinorOù les histoires vivent. Découvrez maintenant