Chapitre 69

31 3 0
                                    

La nouvelle tomba quelques jours plus tard, Élinor attendait un heureux événement pour l'automne à venir, et ce n'était point pour la ravir. Lorsque Esther lui en fit part, après l'avoir auscultée minutieusement, elle ne put retenir sa joie et s'empressa de fondre sur son aînée pour l'étreindre en la félicitant grassement, les yeux humides d'émotion, tandis que la jeune femme répondit machinalement à ces embrassades, absolument placide. Ne constatant aucune manifestation de bonheur ou de quelconque émoi de la part de sa sœur, la benjamine se détacha d'elle pour rencontrer son regard complètement vide. Alarmée par son manque de réaction, elle lui empoigna fermement les épaules pour lui faire reprendre ses esprits.

— Élinor ! M'as-tu entendue ? Élinor, tu es enceinte. Tu. Es. Enceinte, l'interpella-t-elle avec conviction.

— Quoi ?

— Ne fais pas semblant de ne pas m'avoir comprise.

— Non, je... Je...

Elle était hagarde et n'arrivait plus à ordonner ses pensées. Sa première réflexion cohérente se tourna vers sa plastique. La perspective de se voir enfler pour les prochaines semaines ne l'enchantait guère. Les contours de sa silhouette, autrefois gracieuse, paraissaient déjà marqués par l'anticipation des changements imminents, et elle ne pouvait réprimer un sentiment d'appréhension face à cette transformation inéluctable.

— Je vais devenir énorme, s'exclama-t-elle, tandis que des larmes se formaient aux coins de ses yeux.

— Pardon ?

— Je vais gonfler comme un ballon, sanglota Élinor.

La benjamine poussa un long soupir harassé. Même dans un moment pareil, plutôt que de méditer sur la future vie qu'elle allait porter, sur le bonheur qui découlerait de la transmission de ses valeurs à ce petit être, ou encore sur la mélancolie associée à l'abandon imminent de sa paisible existence de jeune héritière, son aînée ne se concentrait que sur des détails superflus et des plaisirs superficiels et éphémères tels que sa beauté.

— Je te reconnais bien là. Qu'est-ce que tu peux être puérile quand tu t'y mets.

— Je vais devenir hideuse...

— Mais non... Avec un peu de volonté et d'exercice physique, tu retrouveras ton tour de taille, souffla Esther en levant les yeux au ciel.

— Promets-le-moi ! S'il te plaît...

— Je te le promets. En tout cas, je souhaite à Aron bien du courage pour les prochains mois à venir.

— Comment ça ? Et moi alors ? Qui est ce qui va porter ce bébé ?

— Ta santé est parfaite et tu peux, en toute confiance, compter sur ma sollicitude en cas de la moindre suspicion de complication. C'est pourquoi, au sein de votre union, je nourris des doutes quant à la déduction selon laquelle, ce serait toi qui endurerais le plus les retentissements dû à cette grossesse.

— Que suis-je donc en droit de déduire de ces propos ? Quelles insinuations se cachent derrière cette assertion ?

— Ton tempérament désagréable, si je puis me permettre. Je consens à t'en absoudre partiellement, sachant qu'il est hautement probable que des mutations hormonales influent sur ton comportement. Toutefois, il t'est imparti de reconnaître que tu te révèles être, en cette période, exécrable au possible.

— Je te remercie pour ton soutien. Si tu désires m'insulter, nul besoin d'y mettre les formes pour faire passer la pilule. Où va-t-on si je ne peux même plus compter sur l'appui de ma propre famille.

— Que tu le veuilles ou non, Aron fait partie de notre famille désormais, pour le meilleur et surtout pour le pire te concernant. En qualité de sœur, il m'incombe avant tout de te remettre dans la rectitude lorsque tu t'écartes de la vérité, plutôt que de t'encourager dans le péché. Cesse donc de te lamenter tel un enfant gâté ; tout est à ta disposition pour être comblée, hormis la volonté d'y parvenir, et par pur plaisir égoïste, tu répands sur le monde entier le fiel de ton ennui. Tu es sur le point de fonder une famille, si ce n'est pas une raison pour te réjouir, je ne sais pas ce que c'est.

Esther ne conféra ni le temps ni l'opportunité à son aînée de formuler une réplique, quittant sa chambre avec une fermeté indéniable, lasse de l'entendre psalmodier des jérémiades. Élinor se ratatina contre son oreiller dans un soupir. Elle n'aurait rien eu à répondre à sa benjamine de toute manière, consciente, de surcroît, de sa propension à être particulièrement désagréable depuis quelque temps. Une inclination qu'elle ne parvenait point à maîtriser. Imprégnée d'une profonde contrariété envers sa propre personne, elle libérait ses nerfs en déversant son courroux sur le monde entier, au risque de léser des êtres chers croisant son chemin. Elle était devenue une alcoolique notoire, ayant dédaigné toutes les précautions qui auraient pu la soustraire à la périlleuse condition de la gestation, trop absorbée qu'elle était dans les bras de l'unique individu capable de lui offrir un répit, la distançant momentanément des tumultes incessants de son esprit et des médiocrités et frivoles écarts de sa conduite.

Peut-être serait-il opportun qu'elle renonce à son égocentrisme afin de goûter simplement à la félicité, comme l'avait si subtilement suggéré Esther. En définitive, Aron accueillerait certainement cette annonce avec une allégresse qui ne manquerait pas de lui valoir une profusion de faveurs, surpassant même celles qu'il lui avait déjà prodiguées jusqu'alors. Il serait sans doute heureux, plus qu'elle ne l'eut jamais été. Il parviendrait sûrement à esquisser un sourire authentique et pas un simple rictus en coin vaniteux. Il ne pleura pas cela dit, ces larmes fussent-elles de joie. Seules les femmes, semblait-il, pouvaient réussir à discerner quelque plaisir dans le geste de laisser leurs émotions glisser le long de leurs joues.

Il serait sans doute heureux.

Heureux pour deux ?

Elle divaguait. À force de réfléchir, elle revint à une question initiale, toujours perplexe quant à la raison pour laquelle il avait ardemment désiré s'unir à elle, malgré l'ingratitude dont elle avait fait preuve à son égard. Il lui avait octroyé la protection, l'opulence, la renommée, l'autorité, le confort... Tant d'assurances pour l'avenir qu'il paraissait inconcevable qu'il les ait offertes, uniquement en échange de quelques nuits délicieuses qu'il aurait aisément pu acquérir auprès de courtisanes, bien pourvues en attraits et à moindre coût. Peut-être souhaitait-il simplement accéder à la meilleure partenaire potentielle pour perpétuer sa lignée comme n'importe quel homme qui se démenait pour attirer le regard des dames pour qui il est impératif de lutter ardemment, de batailler avec véhémence, afin de s'accorder leur grâce et de leur rapporter leur mouchoir, malgré leur intérêt perpétuel pour l'inaltérable mâle, qui, de toute manière, se trouve investi du privilège suprême.

Aron avait tous les choix. Et il l'avait choisi elle.

En dépit de tous ses défauts, il l'avait choisi elle. Et tout aussi délibérément, elle l'avait préféré, lui, en dépit des tourments de colère qu'il pouvait faire naître en elle. Assurément, car il éveillait en elle quelques sentiments. Peur, aigreur, passion... Son existence paraissait vouée à la vacuité et à l'ennui en l'absence de tous ces troubles.

Et bientôt, peut-être goûterait-elle à quelque chose d'autre... Élisabeth, en sa conviction profonde, avait soutenu qu'à l'avènement de sa fille, elle avait été investie d'un nouveau dessein, lui conférant une raison de s'éveiller chaque matin, une noble cause, surpassant sa propre personne, à laquelle vouer un amour incommensurable. Toutes ces considérations demeuraient abstraites pour Élinor, qui n'y discernait qu'un dossier supplémentaire, s'ajoutant à la liste de ses préoccupations. Néanmoins, elle se résolut à tenter de déceler ce "sur moi", qui ferait de ce petit être sur le point de naître, le phare éclairant sa réalité.

Et alors qu'elle poussait un énième soupir en se recroquevillant contre sa tête de lit, quelqu'un frappa à sa porte. 

ÉlinorOù les histoires vivent. Découvrez maintenant