Chapitre 36

64 6 4
                                        

Les morsures du froid saisissaient, tandis que l'atmosphère s'emplissait d'humidité, lorsqu'en ce jour solennel, le cercueil renfermant le regretté Amos Ausbourg fut inhumé au sein du cimetière du Père Lachaise.

Madame Ausbourg, durant la veillée funèbre, avait laissé échapper quelques perles salées, signes d'une douleur contenue. Cependant, au moment crucial, elle parvint à conserver une impassibilité aussi profonde que celle d'Élinor elle-même. Les lectures poignantes effectuées par les filles et les intimes amis de son défunt époux, exposant des anecdotes choisies afin de célébrer la mémoire du disparu, n'ébranlèrent guère sa sérénité. Alors que la jeune dame faisait preuve d'une lucidité exemplaire, la matriarche, en revanche, semblait avoir quitté ce monde pour se perdre dans un autre plan de réalité. Elle demeurait silencieuse, n'articulant que des monosyllabes, et ce, avec une inflexion presque joyeuse, en dépit de l'ampleur du moment tragique qui les avait tous réunis.

Ses prunelles étaient exorbitées, captivées par l'inhumation du cercueil, glissant peu à peu vers les entrailles de la terre avide. Quand enfin il eut accompli son inexorable disparition, le voici venu, cet instant solennel du keriah, où la famille se rassembla avec une vénération mêlée d'émotions retenues. Telles des sentinelles du deuil, chacune et chacun, dans un geste d'adieu aussi ancestral qu'intime, entreprit de déchirer une parcelle de leur châle funèbre. Là, à l'emplacement symbolique du cœur, là où l'âme et la peine se retrouvent.

C'est précisément à cet instant, au moment où les pans de tissu tombaient silencieusement au sol, que Madame Ausbourg, jusque-là retenue par une dignité à toute épreuve, se permit enfin de laisser libre cours à sa peine. Les larmes qui avaient été contenues, tels des fleuves débordant de leurs rives, s'échappèrent de ses lèvres, accompagnés par les échos de ceux de ses trois filles. Parmi elles, Élinor, toujours dotée d'un calme inébranlable, avança doucement vers sa mère pour étreindre de ses bras sa génitrice effondrée tandis que ses jambes semblaient fléchir sous le poids non seulement de son propre chagrin, mais aussi de celui de la perte incommensurable qui, à cet instant, paraissait insurmontable.

À l'issue des psaumes psalmodiés par le rabbin, la procession démarra doucement, le cortège quittant le champ funéraire pour se diriger vers les berlines qui les attendaient. Telle une scène empreinte de solennité, ses sœurs se rangèrent autour de leur mère, accompagnant avec une affable compassion la figure maternelle dans cette marche teintée de recueillement. Les visages flétris par la douleur, ils s'en allèrent, laissant derrière eux le lieu où venait d'être confié à la terre le défunt. Toutefois, au sein de ce paysage de départ, demeura Élinor. Immobile près de la sépulture fraîchement creusée, elle préféra rester, en un instant suspendu, afin de s'adonner à une communion solitaire avec les souvenirs qui résonnaient encore dans le silence du lieu sacré.

Alors qu'elle pensait être seule, Élinor fut à peine étonnée de constater la présence d'Aron Ashford qui se profilait dix mètres plus loin, il apparaissait constamment à l'improviste, là où personne ne l'attendait. Pendant quelques battements d'horloge, ils se livrèrent à une observation muette, s'auscultant mutuellement par le prisme de leurs regards avant qu'il ne daigne se rapprocher pour se ranger à sa droite, toujours en silence, toujours sans détourner les yeux.

— Que voulez-vous, l'interrogea Élinor, les traits de son visage pivotant lentement en direction de la sépulture.

— Me recueillir. Comme vous j'ose imaginer, répondit-il d'une voix trainante.

— Et bien soit, rétorqua-t-elle avec sècheresse avant de rejoindre sa famille au bout du chemin.

Éloignée de toute propension à l'animosité, Élinor, en vérité, redoutait davantage de craquer et de se livrer en spectacle, d'exhiber la délicatesse de sa carapace sous les yeux d'Aron. Résolue à ne point étaler sa vulnérabilité, elle renonçait à lui offrir l'occasion de s'abreuver à cette faiblesse exposée. Elle savait qu'un esprit habile ne se priverait pas de saisir cette fragilité comme un levier, une opportunité à exploiter. Ainsi, dans la solitude de sa détermination, elle s'efforçait d'incarner la force, de s'élever au-delà de la douleur qui l'accablait.

Néanmoins, les conjectures s'avérèrent erronées. Loin de se repaître de sa détresse, las, il la regardait s'éloigner, soucieux des responsabilités qui pesaient et s'accumulaient sur les épaules de ce bout de femme, craignant que même son tempérament de feu ne puisse l'en départir de l'absence de repaires, de l'absence de son domaine si cher à son cœur qui nourrissait sa détermination. La capitale l'avalerait, il en était intimement convaincu.

À l'intérieur de la berline, Evalyn, Esther et leur mère, attendait avec une patience teintée d'une prévenance, le retour d'Élinor. Lorsque enfin elle rejoignit le véhicule, s'engouffrant dans son enceinte, une symphonie d'émotions discrètes s'épanouit dans les regards chargés de compassion. La jeune femme accueillit cette empathie partagée avec un sourire. La benjamine, dont l'attention était capturée par l'observation de ses propres pieds, arborant des sourcils légèrement froncés témoignant son esprit vraisemblablement préoccupé releva les yeux vers son aînée, visiblement résolue.

— J'ai pris une décision, annonça brusquement Esther, j'y réfléchis déjà depuis le déménagement de père à l'hospice.

— Qu'en est-il, demanda Élinor, interloquée.

— Je vais arrêter mes études de médecine et offrir mon aide à ta tâche dans la gestion financière de nos banques. J'ai davantage d'expériences dans ce domaine et toi tu es plus au fait du commerce international. Nous devrions mettre nos talents en commun.

— N'as-tu point conscience de l'envergure de ta démarche, s'inquiéta Élinor, sa voix teintée d'interrogation sincère, n'as-tu point songé aux tourments qui t'attendent ? Tous ne manqueront pas de remettre en cause ta légitimité, surtout au vu de ton âge, inférieur même au mien. Tu seras aussi conspuée que je le suis.

— Peu m'importe. Tu as consenti à tant de sacrifices pour nous. À présent, il est de mon devoir de te rendre la pareille, de te témoigner ma gratitude.

— Depuis des années tu caresses le rêve de devenir médecin. Y renoncerais-tu ?

— Bien sûr que non, mais ce n'est plus une priorité. Et puis, mon rêve n'a aucune valeur s'il s'érige sur les piliers de la détresse de ma famille, affirma-t-elle avec certitude.

— Depuis quand es-tu si pleine de sagesse, demanda la cadette avec sarcasme.

— Tu étais sans doute trop occupée à chercher mes défauts pour te rendre compte de ma sagacité, répliqua la jeune demoiselle en esquissant un sourire malicieux.

—J'ai entrepris l'accumulation d'une somme modeste par le biais de mes prestations en tant que soliste. Peut-être serait-il opportun que j'entreprenne également l'enseignement au conservatoire pour pourvoir à une certaine trésorerie en cas d'éventualité, intervint Evalyn, il m'est impensable de vous laisser endosser la lourdeur de la tâche sans contribuer, vous l'imaginez bien, poursuivit-elle d'une voix teintée de fermeté, une ténacité résolue se déployant dans chacun de ses mots.

Unisson parfait, les trois sœurs s'associèrent d'un commun accord, leurs regards fusionnant dans une harmonie sincère. Sourires empreints de complicité s'épanouissant sur leurs visages, les demoiselles manifestèrent leur accord tacite en des accolades chaleureuses, gestes silencieux de solidarité. Pendant ce temps, telle une observatrice discrète, la mère assistait à cette scène, ses traits marqués par une préoccupation saisie d'une émotion muette. La matriarche, en toute conscience, percevait la décision de sa cadette comme une ultime fissure dans l'édifice familial, une fêlure qui précipiterait son départ du foyer, l'isolant au sein des murs de Provins.

— Je suis fière de vous, mes filles, articula finalement Madame Ausbourg avec contrition. Malgré son inquiétude, malgré sa joie teintée d'amertume, pour l'heure, en mère dévouée, elle se réjouirait de leur attachement à l'accomplissement du devoir.

ÉlinorOù les histoires vivent. Découvrez maintenant