Chapitre 21

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Loin d'arriver à point nommé, les voitures des convives s'acheminaient lentement vers la demeure, ponctuelles à l'heure du thé. En véritables hôtes accomplis, la fratrie accueillait les premières familles avec des sourires empreints de grâce et d'exquises courbettes, égrenant les compliments d'usage avec une élégance digne des salons parisiens. Autour d'Élisabeth, un charmant cortège de jeunes demoiselles se forma presque naturellement, captivées par le charisme inné de l'aînée. Pendant ce temps, Élinor, d'un air prévenant, s'enquérait des nouvelles auprès des invités masculins, sa benjamine bien-aimée à son bras pour éviter toute indiscrétion ou tentative de diriger la conversation dans une direction qui ne saurait susciter son intérêt. Elle se dirigea instinctivement vers l'un d'eux qui semblait chercher quelqu'un du regard parmi la foule de convives.

— Bonjour monsieur, je vous souhaite la bienvenue dans notre domaine. Vous semblez perdu, en quoi puis-je vous aider, s'enquit-elle avec amabilité.

— Honoré de vous rencontrer mesdemoiselles Ausbourg, je suis Alphonse de Grouchy, les salua-t-il galamment en soulevant son haut-de-forme, je cherchais votre sœur Élisabeth.

Élinor et Esther échangèrent un bref regard complice, empreint de connivence, avant d'esquisser de grands sourires avenants.

— Elle ne devrait pas tarder à apparaître, elle est tellement demandée vous savez, amorça la benjamine en poussant un petit soupir exacerbé.

— Notre aînée a un charme si attractif que tous sont captivés par sa délicate éloquence et sa grâce altière, continua la cadette.

— Je n'en doute guère. Elle possède une beauté intemporelle qui saurait soumettre tous les regards, déclara-t-il les yeux portés vers les parterres de roses, semblant reconnaître en ses fleurs l'essence d'Élisabeth.

— Esther je t'en prie, va saluer nos autres invités, je vais m'occuper de renseigner ce monsieur, intima-t-elle sa sœur en lui transmettant un clin d'œil discret auquel celle-ci répondit par un hochement de tête avant de regagner l'intérieur de la bâtisse.

— Il n'est pas tout à fait l'heure du thé, que diriez-vous d'une petite visite des jardins en attendant.

Malgré son expression accorte, sa proposition tenait davantage de l'ordre qu'autre chose.

— Comment pourrais-je refuser, répondit-il, conscient des tenants et aboutissants de la conversation qu'allait engendrer cette promenade aux apparences innocentes.

Élinor empoigna le bras du gentleman pour l'éloigner du brouhaha général et se diriger vers le calme du ruissellement des fontaines du jardin de sa mère.

— Appréciez-vous l'équitation, Monsieur de Grouchy ?

— Si j'aime cela, je crois avoir appris à monter à cheval avant même de savoir marcher ! Mon grand-père a servi l'Empire en tant que général ; voyez-vous, j'ai bénéficié d'une éducation militaire qui m'a initié à cet art.

— Il a été aux ordres de l'Empereur ?

— Bien sûr, il n'a jamais cessé de lui être fidèle. J'imagine que votre famille aussi a ce genre de faits d'armes.

— Du côté de mes aïeuls, oui. Quel dommage que sa fulgurante ascension se soit essoufflée aussi vite, ce n'est pas tous les jours que notre pays devient un empire, déclara-t-elle lasse. Enfin bref, je m'égare ! Dans quel secteur s'emploie votre famille ?

— Vous devez savoir que nous sommes un blason Normand. Notre affaire se concentre donc autour du commerce maritime et les activités portuaires.

Lorsqu'évoqué le terme "commerce", les yeux d'Élinor s'illuminèrent d'un éclat nouveau. Monsieur de Grouchy avait peut-être dévoilé là son argument le plus convaincant afin de gagner les faveurs de sa potentielle future belle-sœur. Dans cet instant précieux, l'imaginaire de la jeune fille fut captivé par une vision du tout économique et industrieux qui se dessinait devant elle. Les échos des ports animés de Normandie, où le va-et-vient des navires marchands transportait les richesses du monde entier, s'insinuèrent dans son esprit avec une force saisissante. Elle pouvait presque sentir le souffle de l'océan salé sur son visage alors que les commerçants s'affairaient autour d'elle, s'engageant dans des transactions prospères qui ouvraient les portes de l'abondance. Si Élisabeth venait à s'unir à cette vénérable famille, songea-t-elle, une opportunité inespérée pourrait se dessiner à l'horizon, telle une constellation prometteuse dans le firmament des affaires. Une vision claire et éclairée se matérialisa dans son esprit tandis que les échos des siècles passés semblaient chuchoter des récits d'entreprenariat prospère.

Telle une épiphanie subite, Élinor prit conscience que son intellect mercantile tendait à supplanter sa profonde réflexion. Elle se ressaisit alors avec véhémence, se remémorant que l'enjeu ici dépeint bien plus qu'une vulgaire transaction commerciale car il était question du mariage sacré et du bonheur intime de son aînée.

— Êtes-vous le fils unique de votre illustre famille, interrogea-t-elle avec délicatesse, cherchant à connaître les membres de cette lignée distinguée.

— J'ai une petite sœur, qui doit avoir sensiblement le même âge que le vôtre, répondit-il d'un ton aimable. D'ailleurs, je ne doute point que vous la rencontrerez ce soir.

— Je me fais d'ores et déjà une joie de faire sa connaissance, s'empressa-t-elle d'affirmer avec sincérité, imaginant la possibilité d'un lien fraternel fort entre leurs deux familles, capable de tisser des liens étroits pour les temps à venir.

Au fur et à mesure que les échanges se poursuivaient, Élinor ne pouvait dissimuler sa satisfaction grandissante. Le Duc se distinguait par ses réponses empreintes de courtoisie et de bienveillance, enchaînant les bons points avec aisance. La perspective d'une fraternité entre Élisabeth et la jeune sœur du Grouchy se dessinait comme une lueur prometteuse, illuminant l'horizon de cette union familiale. Elle ne serait pas dépourvue de compagnie au sein de cette nouvelle famille, désormais émancipée de l'isolement solennel face à la nouvelle belle-mère. Peut-être était-ce dû à ses lectures empreintes de sombres histoires, mais la jeune demoiselle ne pouvait s'empêcher de laisser divaguer son imagination quant à l'entité de la marâtre, qu'elle dépeignait telle une dame aigrie, délectée par l'art sournois de rabaisser sa belle-fille.

— Nous voici donc revenus au point de départ, annonça Élinor d'une voix douce et enchanteresse, tandis que leurs pas les guidaient gracieusement sur le chemin qui les ramenait aux berlines.

— Dois-je conclure que cet entretien s'est déroulé à votre satisfaction, demanda-t-il avec une finesse teintée de subtilité.

— L'avenir seul nous dévoilera les fruits de cette rencontre. En tout cas, vous avez désormais mon autorisation pour entreprendre de courtiser ma sœur, à condition, bien sûr, que vous ayez eu l'élégance de l'attendre pour vous le permettre, répondit-elle avec un soupçon d'ironie.

— Il m'appartiendra, à l'occasion propice, de solliciter ma cadette afin de vérifier si elle a, elle aussi, octroyé pareille autorisation à Élisabeth.

— Si, en l'âme distinguée de mon aînée, vous ne discernez point les qualités d'une parfaite épouse, je ne saurais que déplorer votre regard aveugle ou bien votre ouïe déficiente, voire votre intelligence en deçà de l'entendement commun.

Les deux comparses échangèrent un regard complice avant d'éclater d'un rire franc, empreint d'une joie contagieuse, tandis qu'ils gravissaient les marches majestueuses menant au perron pour rejoindre le petit salon.

— Plus sérieusement, Mademoiselle, me permettriez-vous de m'enquérir de mes espoirs à l'égard d'Élisabeth ? Elle m'apparaît aussi parfaite qu'inaccessible, confia-t-il avec une sincérité empreinte de prévenance.

— Je puis seulement affirmer qu'en seize années, je n'ai jamais vu Élisabeth soupirer et rougir à ce point, que ce soit à la lecture de missives ou à la simple évocation de votre nom. Ayez pleine confiance en votre pouvoir, car vous détenez toutes les cartes nécessaires ; contentez-vous d'exercer habilement votre jeu, affirma Élinor avec aplomb, s'il y a bien une chose qui la révulse c'est la couardise, pas la témérité. Soyez un homme, dans toute sa simplicité.

— Je n'ai qu'une parole Mademoiselle.

— Je vous laisse donc aller la rejoindre. Quant à moi, je souhaite m'encourir d'un peu de calme avant de me jeter dans la fosse aux lions, déclara-t-elle en lorgnant sur les bords du lac.

— Je suis convaincue que vous ne serez pas seul bien longtemps, en dépit de l'absence de compagnie, énonça Alphonse en esquissant un mince sourire mystérieux puis en s'engouffrant dans la maison.

Élinor choisit de ne point s'attarder sur les sous-entendus qui se glissaient subrepticement dans cette déclaration et préféra se retirer sans plus tarder à l'ombre bienfaisante des saules pleureurs, cherchant dans leur douce caresse un répit salutaire avant de faire face à l'épreuve qui l'attendait : sa présentation devant les amies éminentes de sa mère.

ÉlinorOù les histoires vivent. Découvrez maintenant