Chapitre 22

59 7 3
                                    

Ne pouvant décemment pas élimer sa robe toute neuve en se couchant dans l'herbe, la jeune fille s'amusait à faire des ricochets au bord de l'eau, indifférente aux festivités qui se tenaient à l'intérieur de la bâtisse, aussi préférait-elle puiser dès à présent une source de calme et de réconfort. Dénicher des galets ne fut pas chose aisée mais fort heureusement, elle avait pu en dérober quelques-uns dans les compositions florales qui ornaient les alentours.

Tandis que la jeune demoiselle s'enivrait jusqu'alors du délicat clapotis des cailloux sur l'eau, un léger frémissement éveilla son attention en arrière. Le bruissement furtif de pas, se frayant un chemin entre les hautes herbes, vint rompre le silence apaisant du lieu. Les seules personnes qui eussent pu deviner l'endroit où elle s'était dissimulée étaient ses sœurs, et elle ne prit même point la peine de se retourner, persuadée que sa cadette reviendrait à la charge pour s'enquérir de ragots concernant le Duc de Grouchy.

— Si tu désires connaître le lieu où s'est éclipsé ce charmant monsieur, sache qu'il a été conter fleurette à Élisabeth. J'espère sincèrement qu'ils annonceront prochainement leurs fiançailles car cela nous permettrait de convenir d'une alliance avantageuse pour nos affaires commerciales pour faciliter l'importation et l'exportation de nos produits par leurs ports, et ce, à moindre coût. Qu'en dis-tu ? Je suis persuadée que mère serait en accord avec ce projet, mais je crains que père ne trouve ça immoral. Pourtant, je ne saurais comprendre en quoi mettre à profit un mariage pourrait être perçu comme un acte subversif, car il s'agit avant tout d'une opération financière. Ne constituent-ils pas, de toute évidence, un mariage d'intérêts ? En fin de compte, quelle serait alors l'utilité d'une dot ? Quoi qu'il advienne, nous aurons amplement le temps de discuter de ces détails jusqu'à ce que leur union soit scellée. Peut-être devrions-nous attendre l'heureux événement ? J'ai entendu un jour mère dire qu'un mariage ne peut se concrétiser qu'avec la venue au monde d'un nourrisson car sinon il n'y a rien qui puisse consolider le ménage si ce n'est la religion et tu sais bien que les Hommes adorent s'en accommoder lorsque ça leur chante. Dis, tu m'écoutes, s'énerva-t-elle en se retournant vivement, surprise de ne recevoir aucune réponse de sa part.

Se représentant qu'elle allait croiser sa cadette, Élinor fut stupéfaite de découvrir, à la place de celle-ci, Aron Ashford, un sourire narquois flottant sur ses lèvres. L'homme se tenait là, les mains plongées dans les poches de son élégant pantalon de costume, arborant une allure nonchalante qui contrastait avec la mine déconfite de la jeune demoiselle.

— Vous !?

— Bonjour Mademoiselle Ausbourg, moi aussi je me fais une joie de vous revoir, la salua-t-il galamment.

— Vous auriez pu vous annoncer, déplora-t-elle avec une pointe de reproche dans la voix, poussant un long soupir las. Finalement rassurée de reconnaître l'identité de l'importun, elle ne put s'empêcher de constater que si cela avait été un inconnu, celui-ci se serait sans doute montré bien moins complaisant envers son manque de bonnes manières.

— Je ne désirais nullement entraver cette magnifique démonstration d'éloquence. Ainsi, voilà donc les sombres machinations que vous ourdissez dans l'ombre des fiançailles de votre sœur aînée.

— Je vous en prie, comme si m'entendre proférer de telles paroles pouvait vous scandaliser, rétorqua-t-elle d'un ton dédaigneux, délaissant provisoirement le regard espiègle d'Aron pour le reporter sur les eaux calmes du lac.

— Oh, mais je m'en étonne pas, poursuivit-il. Je vous croyais plus encline aux sentiments.

— Lorsqu'il s'agit du bonheur, il est parfois préférable de réfléchir avec rationalité. Quoi qu'il en soit, je ne crois pas avoir besoin de me justifier.

— Assurément pas ! Je ne vous reproche rien du tout. Je ne fais que constater les faits, riposta-t-il, un brin moqueur.

Il se rapprocha de la rive à son tour et saisit un galet entre ses doigts pour se joindre à elle dans cette partie de ricochets.

— Mon père a finalement pris la décision de vous inviter, il semblerait, déclara-t-elle d'un ton emprunt de subtilité.

— Il semblerait, répéta Aron, tout aussi énigmatique dans ses propos.

— Toujours est-il que, vous vous êtes résolu à entreprendre cette fameuse "retraite spirituelle", remarqua Élinor en esquissant un rictus amusé.

— La campagne possède assurément un charme indéniable, néanmoins elle est empreinte d'une sérénité bien trop paisible à mon goût.

— Dans ce cas j'aimerais bien connaître les raisons de votre venue dans notre trou perdu.

— Je me languissais de vous revoir à vrai dire.

— Pitié, épargnez-moi vos joyeusetés hypocrites. Est-il question d'affaires et d'argent ?

— Nullement ! Par la sainte vertu, vous devenez encore plus avare que le Commodore ! Ai-je besoin d'une raison particulière pour assister à un bal ?

— Alors, pourquoi ?

— Ma première réponse ne vous suffisait-elle pas ? Permettez-moi de préciser. Je désirais ardemment partager à nouveau une valse en votre compagnie.

Élinor suspendit sa douce agitation, interrompant ainsi le jeu des galets, pour prendre conscience qu'il se tenait bien plus près d'elle qu'elle ne l'aurait souhaité. Cherchant activement dans le mystère de son regard la moindre étincelle de malice, elle n'y découvrit que l'obscurité la plus profonde.

— Pensez-vous donc, que je sois un habile menteur, la questionna-t-il d'un ton énigmatique.

— Pire que cela, répliqua-t-elle avec aplomb. Je crois que vous êtes honnête. Sachez que je ne souhaite aucunement me marier pour le moment.

— Nous convergeons au moins sur ce point. Je ne suis pas un homme enclin à contracter un mariage, et certes pas avec une jeune fille à peine âgée de seize ans.

— Je demeure perplexe quant à vos intentions. Vous ne parviendrez pas à me convaincre que votre intérêt se limite à une simple danse avec moi. Au regard du peu que j'ai pu observer de votre personne, vous m'apparaissez plus ambitieux que cela.

— J'accorde davantage de valeur à mon temps, tout de même. Je désirais également perpétuer nos échanges qui avaient si bien débuté lors de notre dernière rencontre. Si j'en crois votre appétence pour les billets, je puis en conclure que vous avez appris quelques petites choses depuis, observa-t-il en lui offrant poliment sa main pour regagner la demeure.

— Décidément, je me demande pourquoi je vous permets de tourner autour de moi, Monsieur Ashford, concéda-t-elle en saisissant d'une main délicate son bras, et de l'autre, le pan de son jupon.

— Parce que je suis l'unique homme qui ne soit ni un gamin, ni un vieillard, et qui a l'audace de résister à votre naturel bouillonnant. Vos soupirants ont-ils donc fait preuve d'une telle ténacité face à votre franc-parler ? J'en doute fort.

— En tout cas, vous n'avez point égaré votre assurance, cela est indubitable...

— Je vous retourne le compliment. Il semblerait que la quiétude de ces landes ajoute une vigueur supplémentaire à votre caractère. Oh non, je réalise maintenant que vous n'aimez pas la campagne, vous adorez cette campagne. Celle-là même où vous êtes née, où vous vivez et où vous pousserez votre dernier souffle. Ce n'est point la nature qui vous porte, mais cet amour inconditionnel que vous vouez à vos terres. 

ÉlinorOù les histoires vivent. Découvrez maintenant