Lorsqu'elle réintégra la salle de bal, la jeune femme sollicita un verre de Cognac auprès d'un valet qui passait par là. Elle avait consenti à la demande en mariage d'Aron Ashford. Même après s'être répété cette nouvelle à maintes reprises, elle peinait à y croire. Élinor, qui s'enorgueillissait de la logique cartésienne de son esprit, avait momentanément égarée sa rhétorique et sa lucidité face aux charmes d'un homme qu'elle s'était convaincue de mépriser pour le restant de ses jours. Il lui fut plus aisé de s'en persuader, d'arguer qu'elle avait fléchi en pensant à sa fortune.
Elle avala son verre d'une traite avant d'en commander un nouveau et de rejoindre chancelante, davantage enivrée par le souvenir mémorable du baiser que par les volutes de la liqueur. Son pas oscillant rappelait celui d'une oiselle égarée dans l'ivresse de ses pensées passionnées, tandis que ses joues demeuraient le reflet éclatant de l'intense émotion qui l'avait submergée.
Lorsque ses sœurs cadettes la distinguèrent s'approchant en titubant légèrement le visage cramoisi, elles lui lancèrent des regards réprobateurs, convaincues que leur aînée eut excessivement abusée du vin mis à disposition. Quand la jeune demoiselle parvint finalement à leur niveau, elle fut incapable de trouver les mots adéquats pour aborder cette situation délicate, se contentant d'ouvrir et de fermer la bouche comme une carpe lâchant quelques soupirs languis en levant les yeux au ciel rêveuse entre deux ricanements.
— Je t'en prie, promets-moi que tu n'as pas usé du breuvage en excès, la questionna la benjamine en fulminant, essayant non sans difficulté, de conserver son sang-froid.
— Pas assez pour que l'ivresse me terrasse, sois rassurée
— Oh oui ! Je suis vraiment rassurée maintenant, merci pour ta sollicitude, rétorqua-t-elle en haussant le ton.
— Esther, la réprimanda âprement Evalyn, fusillant du regard sa cadette, peux-tu nous faire part de ce qui te préoccupe, si ce n'est point l'effet de l'alcool, reprit-elle avec une sérénité bien plus marquée dans ses propos.
— J'ai accepté une demande en mariage, annonça fièrement Élinor, projetant sa voix avec assurance afin que maints invités pussent entendre sa déclaration. Assez fort pour que la majorité l'entende mais pas suffisamment pour que l'on croit qu'elle cherchait désespérément de l'attention.
Un ange passe.
Plusieurs convives se retournèrent brusquement en direction de la fratrie Ausbourg, leurs yeux écarquillés de stupeur, en particulier nombre de jeunes demoiselles. Certaines jalouses affichèrent des mines dédaigneuses mais beaucoup se mirent à glousser avant de s'approcher avec hâte, se pressant autour d'Élinor pour la féliciter, mais surtout pour percer le mystère du nom de ce fameux fiancé inconnu. Ainsi, en quelques mots seulement, elle était parvenue à restaurer sa réputation. Si elle avait su par avance qu'il suffisait de si peu d'efforts, elle aurait annoncé des fiançailles bien plus tôt.
— Nous saurons vous en faire part de manière officielle en temps opportun. Je ne saurais mettre mon promis dans l'embarras sans son consentement, souffla-t-elle d'un soupir qui effleurait la désinvolture.
Toutes l'assaillirent de questions jusqu'à ce que Mademoiselle Polignac en tant que bonne amie intervînt pour apaiser leur ardeur à la place de ses sœurs qui demeuraient médusées.
— Je suis convaincue que Mademoiselle Ausbourg saura nous dispenser les détails au moment opportun. Pour l'heure, je crois que l'orchestre s'apprête à entonner la première valse et nombre de gentilshommes aimeraient partager une danse en votre charmante compagnie, les informa-t-elle pour l'extraire de la foule qui se dispersa en direction de la piste.
Lorsque le petit groupe se retrouva à nouveau à l'écart, Apolline jeta un regard entendu à la jeune demoiselle, accompagné d'un sourire de connivence. Evalyn et Esther observait ses échanges silencieux, circonspectes.
— C'est une plaisanterie, Élinor, n'est-ce pas, s'enquit la benjamine en faisant face à son aînée, réticente à croire qu'elle avait décidé de rejoindre les rangs, compte tenu de sa nature obstinée.
En guise de réponse, la jeune demoiselle secoua la tête en haussant les épaules, arborant un rictus mutin au coin de ses commissures.
— Votre sœur dit la vérité, affirma Mademoiselle Polignac. Je puis même vous révéler l'identité du mystérieux amant, qui, je présume, ne vous surprendra guère. Voyez-vous, j'ai aperçu un certain Aron Ashford quitter le balcon juste ici, quelques secondes avant vous savez qui.
— Cela relevait de l'ordre des choses, articula Evalyn avec une aisance empreinte de fatalisme.
— Enfin, je dois avouer que ton annonce ne brille pas par son caractère inédit, marmonna Esther en roulant des yeux.
— Est-ce là tout ce que cette révélation provoque en vous, se vexa Élinor qui ne pouvait se résoudre à croire que ses sœurs étaient sérieuses lorsqu'elles se moquaient d'elle auparavant sur les atomes crochus qu'elle devait entretenir avec lui.
— Une nouvelle, ma chère amie ? Vraiment ? Il était manifeste que tôt ou tard vous alliez vous rapprocher l'un de l'autre, répliqua Mademoiselle Polignac avec sagacité.
— Cependant, un détail me turlupine, intervint Esther, portant sur son aînée un regard suspicieux. Qu'est-ce qui t'a poussée à consentir à sa proposition ? Je croyais que tu le détestais.
La jeune femme réfléchit un instant. Si elle révélait la nature de leurs échanges au clair de lune qui avaient tenu bien plus d'actes que la morale et les chaperons réprouveraient que de mots, elle serait la cible de leurs railleries jusqu'à la fin de ses jours. Son intimité ne serait certainement pas sacrifiée sur l'autel de leurs romances.
— Il m'est apparu que je ne saurais concevoir un prétendant plus enviable. Il se distingue par son charme et sa fortune, et je ne saurais espérer compagnon plus exquis à mon bras, en conclut-elle enfin.
Ses interlocutrices ne semblèrent nullement convaincues, laissant transparaître une désillusion flagrante.— Je te plains Élinor, profondément, la conspua Esther avec sévérité.
— Puis-je, en toute courtoisie, connaître la raison de cette compassion, rétorqua-t-elle, croisant les bras avec une attitude provocatrice.
— Même dans un choix aussi déterminant pour ton bonheur, tu ne peux te départir de ton obsession pour l'argent et le succès. Certes, tu es ma sœur et mon affection te sera toujours acquise, mais permets-moi de te dire que ta superficialité me débecte.
— En quoi cela ne me rendrait-il pas heureuse, toi qui souhaites tant mon bonheur ?
— Dans ce cas, explique-moi où est passée ta félicité de jeune épouse ? Tu légitimes la prospérité de ton mariage par l'acquisition de ressources. Tu octroies à Aron une considération à peine plus élevée qu'à une toilette nouvellement acquise. Lui, il ne réclame de toi que le simple bonheur de ta présence. En fin de compte, ce n'est point toi que je plains, mais bien lui. Assurément, tu ne mérites pas un tel homme de valeur.
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Élinor
Fiction HistoriqueProvins, 1850. Héritière d'une puissante famille bancaire parisienne, Élinor Ausbourg se délecte de la quiétude de sa campagne natale, loin des agitations tumultueuses de la Ville Lumière. Telle une âme solitaire, elle trouve refuge dans la nature e...