Chapitre 42

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Malgré leur surprise, Evalyn et Esther se réjouirent sincèrement à la vue de leur aînée, enfin encline à goûter un modeste répit et à se rendre auprès de leur mère. Il est vrai que le dernier retour de la jeune demoiselle au domaine familiale remontait à la période funèbre consécutive à l'inhumation de leur père. Madame Ausbourg demeurait depuis lors seule avec pour unique compagnie les ombres discrètes des domestiques vaquant à leurs tâches.

Élinor profita du voyage en train pour ordonner ses réflexions, méditant sur une résolution propice à s'exsuder du labyrinthe financier qui l'engloutissait. Liquider ses abondantes récoltes de matières premières, qu'elle avait consacré maints efforts à amasser, dans l'espérance de les écouler à un prix plus riche au dénouement de cette crise dévorante ? En aucune façon cela ne trouvait faveur en son esprit, car elle était convaincue que la valeur de ces denrées remonterait dans un futur proche. Et ces dévoués serviteurs, les renvoyer ? Ah, voilà une perspective qu'il lui faudrait peut-être envisager, fût-ce au prix de congédier des âmes qu'elle chérissait depuis sa plus tendre enfance de leur unique asile. Une dilection, il est vrai, teintée d'amertume, car les circonstances inexorables tissaient des chaînes d'indécision autour de son esprit torturé. Pour amorcer sa quête, la jeune femme entreprendrait l'inventaire minutieux de toutes les robes, joyaux et meubles dont elle pourrait se défaire, avant même de prendre en considération ses autres perspectives, guère empreintes de réjouissances.

À l'aune d'une réflexion incessante, où chaque dilemme se dérobait devant ses yeux comme des ombres mouvantes, le trajet se finit bien plus vite qu'elle ne l'eût souhaité. qu'un tourbillon de réminiscences s'abattit sur son âme, une vague de nostalgie, évoquant avec une mélancolie douce, l'effervescence de son premier périple vers la capitale qu'à présent elle abhorrait. C'était il y a sept ans déjà, la gare avait bien changé depuis. Les aiguilleurs n'étaient plus les mêmes, l'embarcadère, par l'effet du pinceau, se couvrait d'une nouvelle robe et le bâtiment qui habitait le guichet s'était offert une rénovation complète.

Pourquoi durant ses précédentes visites ces éléments n'eurent point marqué l'empreinte de leur passage dans son esprit ? Peut-être étaient-ils subsumés dans leur insignifiance à une époque où l'existence s'écoulait paisiblement, comme le cours d'une rivière limpide. Peut-être que cette période de trouble où les fondations mêmes de sa vie semblaient s'effriter, elle aurait désiré ardemment ces points de repère, ces infimes détails qui, désormais, paraissaient avoir gagné en importance capitale.

Tandis qu'elle s'efforçait de dénicher un cocher afin de lui commander un attelage, peu à peu s'éclaira en elle la réalisation que sa présence éveillait une curiosité certaine parmi les riverains. Naturellement, il n'était pas nouveau pour elle de susciter l'intérêt de ses semblables, mais cette fois, au lieu de récolter les manifestations ordinaires d'admiration, des chuchotements à mi-voix se faisaient l'écho. Si elle ne se savait pas à Provins, elle eût aisément parier d'évoluer en un bal mondain parisien, tellement les commérages s'élevaient avec véhémence. Alors qu'elle franchissait les pas de deux vénérables dames, elle sembla discerner des intonations douces et compatissantes les qualifier de "pauvre enfant", agrémentées de regards empreints d'une compassion appuyée, avant qu'elles ne se détournent pour s'éloigner.

Sûrement les grands-mères eurent vent du trépas de son père, ce dernier ayant jadis incarné une figure d'éminence au sein du village. Néanmoins, malgré cette réminiscence de notoriété passée, le délai de presque une année révolue rendait quelque peu incongru l'échange de condoléances. Elle ne s'attarda guère davantage sur les manières mystérieuses dont s'entichaient les villageois, et réussit finalement par alpaguer une voiture pour poursuivre son voyage retour.

La jeune dame arborait une impatience palpable, guettant avec une anticipation fébrile chaque virage du chemin, espérant y apercevoir, le lac à l'ombre protectrice du saule majestueux, les tours crénelées et les dépendances du châtelet Ausbourg. Quand la calèche finit par s'engager sur l'ample allée qui s'élevait vers sa demeure, une marée émotionnelle la submergea qui lui soutira presque des larmes. Dès le moment où elle descendit du véhicule, une hâte effervescente la gagna, et d'un pas empressé, elle se dirigea vers le seuil, espérant bientôt embrasser sa mère et tous les vaillants serviteurs de la maison.

C'est Marthe, son ancienne domestique personnelle, qui eut l'aimable prévenance de lui ouvrir la porte. Quoi qu'émaillée de rides témoignant du passage des années, et que quelques mèches argentées s'affranchissaient désormais de son chignon autrefois si soigneusement noué, la dévouée bonne femme ne s'était guère départit son aura familière, si stricte et pourtant si chaleureuse.. Toute considération de bienséance sembla alors s'évaporer dans un souffle, et Élinor, à l'évidence éprise d'une joie contagieuse, se hâta de l'entourer de ses bras.

— Je suis ravie de te revoir, s'exclama-t-elle, une alacrité sincère animant ses paroles comme celle d'une enfant émerveillée.

— Que d'enthousiasme ! Ton retour réchauffe mes vieux os. Ma foi, tu étais déjà grande avant, tu me dépasses désormais ! Quelle jolie jeune femme tu es devenue, affirma Marthe d'une voix tendre, scellant leur échange d'une étreinte chargée d'affection.

— Je ne te connaissais pas si généreuse en compliments ! Tu sais, je n'ai point tant changé que cela, argua-t-elle modestement, prenant quelques pas de recul afin de saluer les autres serviteurs présents.

— Albert ! Vous aussi je suis enchantée de vous revoir, je vous aurais bien serré dans mes bras mais vous ne me le permettriez pas ! Vous ne pouvez imaginer à quel point il est réjouissant de croiser des visages familiers. Sauriez-vous me dire où se trouve ma mère, s'enquit-elle après avoir scrupuleusement épié le salon, sans repérer la silhouette maternelle qui s'y serait manifestement distinguée.

— Je vous souhaite la bienvenue, et c'est avec une joie sincère que de vous revoir pour moi aussi, articula le vieillard avec un flegme constant, demeurant fidèle aux conventions. Quant à Madame Ausbourg, et bien...

Le majordome échangea un regard ébranlé avec Marthe, hésitant à aborder ce sujet délicat. Élinor ne put que constater leur trouble, son sourire presque aussitôt se déroba.

— Que se passe-t-il, demanda-t-elle froidement.

— Mademoiselle... Votre mère est à l'étage, dans ses quartiers, mais il me faut vous prévenir : elle a considérablement changé depuis votre dernière visite, entama-t-il avec précaution.

— Que voulez-vous dire ? Est-elle affaiblie, ou pire encore, mourante, s'enquit-elle avec appréhension, lançant des regards angoissés tantôt à Marthe, tantôt à Albert.

— Non, point de menace pour sa santé physique, elle se porte bien, la rassura sa femme de chambre.

— Si tel est le cas, pourquoi donc paraissez-vous si inquiété ?

Tous deux abaissèrent humblement la tête, affichant une sincère désolation. Devinant qu'aucun mot de plus ne sortirait de leurs bouches, elle les dépassa prestement pour gravir les marches en direction de l'étage. À chaque enjambée, sa nervosité croissait, tandis qu'elle redoutait davantage le mystère qui l'attendait derrière la porte close des appartements de Madame Ausbourg. Une fois plantée devant, Élinor prit une grande inspiration avant d'enclencher la poignée.

La matriarche trônait avec une prestance tranquille, assise dans le confort de son fauteuil, son attention captivée par l'étendue qui se dessinait au-dehors de la baie vitrée. En un mouvement délibéré, elle pivota graduellement la tête en direction de sa fille, lui offrant en retour un sourire exquis, révélateur d'une joie bienvenue. Sans perdre un instant, la jeune femme traversa la pièce, se rapprochant pour enlacer sa mère, rassurée de la savoir en pleine forme.

— Bonjour Élinor, la salua-t-elle délicatement tandis qu'une main tendre venait effleurer la chevelure soyeuse de sa fille.

— Oh, maman... Les remords m'accablent de ne pas vous avoir gratifié de plus fréquentes visites, je suis assaillie par d'innombrables devoirs qui m'accaparent ces derniers temps... Nos affaires financières sont en péril, et je crains que mes efforts pour y remédier n'aient été vains, confessa-t-elle d'une voix entrecoupée de sanglots.

— Mon enfant, tu n'as point besoin de te tourmenter ainsi, ton père veillera à résoudre ces ennuis, déclara-t-elle avec sérénité.

Élinor s'immobilisa. Doucement, elle desserra l'étreinte de leurs bras enlacés afin de plonger son regard scrutateur dans les yeux de sa génitrice.

— Mère ?

— D'ailleurs, il ne devrait pas tarder à rentrer, j'espérais son retour depuis les premières lueurs de l'aurore. Tu ne l'as pas croisé sur le chemin ? 

ÉlinorOù les histoires vivent. Découvrez maintenant