Chapitre 31

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Il y avait déjà un certain temps que la fratrie ne s'était point assemblée pour un bal. Depuis les épousailles de l'une et les concertos de l'autre, il était devenu singulièrement rare que la famille Ausbourg parvienne à se retrouver. Désormais, la benjamine partageait l'occasion de se mêler aux valses sans craindre les regards désapprobateurs de sa mère, cependant, elle ne se réjouissait guère de véritable allégresse à cette éventualité. Celle-là même qui autrefois blâmait sa cadette pour son acharnement au travail passait dorénavant nuit et jour à étudier pour son diplôme.

Madame Ausbourg était plongée dans le désarroi le plus profond en ce qui concernait les perspectives de mariage pour ses trois autres filles. Élinor semblait n'avoir à l'esprit que les questions financières, ses discours étant imprégnés de considérations pécuniaires, Evalyn n'avait guère changé et daignait n'ouvrir les lèvres que pour évoquer les sublimes harmonies de son violon, quant à Esther, elle consentait à peine aborder les thématiques amoureuses, réservant son verbe à des explications minutieuses sur les arcanes du fonctionnement des artères du cœur humain, telle une anatomiste des sentiments.

Élinor demeurait toujours une piètre danseuse mais néanmoins meilleure buveuse. Jamais ne l'avait-elle cru, songeant à s'abandonner à nouveau aux effets de l'alcool depuis cette nuit mémorable, où elle s'était hélas rendue ridicule, heureusement en la seule présence d'un témoin qui su tenir sa langue. Cependant, il semble que l'expérience enivrante de l'ébriété l'ait initiée à l'appréciation des subtilités renfermées dans les verres de vin, une prouesse qu'Élisabeth elle-même n'avait pu accomplir, si tant est qu'elle soit souhaitable.

Coupe à la main, elle scrutait cette pièce bondée de monde, tous venus, en apparence du moins, fêter la naissance d'un nouveau-né dont ils ne verraient guère l'ombre du visage, la petite sommeillant en toute quiétude, éloigné du faste de ces réjouissances mondaines pourtant organisées en son honneur.

Au cœur de cet ensemble, les sourires et les paroles s'échangeaient avec une fluidité feutrée, car dans le jeu des relations sociales, les amitiés avérées se muaient aisément en partenariats fructueux. Naturellement, il incombait de nourrir ces liens avec les meilleurs crus, et pourquoi pas, quelques pots-de-vin, judicieux investissement pour l'avenir. La jeune demoiselle avait, à ses dépens, assimilé cette dure réalité que dans le tumulte des intérêts financiers, bon nombre sacrifiaient leur honneur sans hésiter, usant de dessous-de-table pour apaiser la cupidité de leurs fournisseurs. C'est ainsi qu'elle découvrit par la même occasion que ses propres parents étaient les premiers adeptes de ce genre d'intrigues. Cette réalisation, bien loin de susciter chez elle la moindre répulsion, lui inspirait une forme d'acceptation empreinte de pragmatisme. Après tout, elle avait solennellement promis de servir sa famille avec dévouement, quels qu'en soient les moyens.

— Ah moralité, je me languis de tes vertus, murmura-t-elle avec un brin de sarcasme, avant de porter à ses lèvres le calice de vin, dont les reflets ambrés dansaient à la lueur des chandelles.

— Finalement, vous n'avez pas renoncé à la douce liqueur, semble-t-il, l'interpella une voix au timbre suave, le ton traînant, vaguement persifleur.

— Vous n'avez point perdu cette habitude de survenir derrière les gens, Monsieur Ashford, affirma-t-elle avec une assurance feutrée, sans daigner se retourner pour confirmer ses certitudes.

— Et vous n'êtes point encore encline à percevoir ma présence avant que je ne vous interpelle, rétorqua-t-il avec son sourire en coin si caractéristique, glissant à sa gauche tandis qu'elle entamait une rotation lente pour lui faire face.

— Ainsi, vous n'avez pas changé.

— Ainsi, je n'ai pas changé. Vous par contre, c'est autre chose, avisa-t-il en baissant les yeux sur sa coupe à moitié vide.

ÉlinorOù les histoires vivent. Découvrez maintenant