Chapitre 73

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Aron Ashford, en effet, n'hésita pas une seconde à remettre en question tout son emploi du temps pour sauter dans un train et se précipiter à Provins afin de rencontrer sa première-née.

D'ordinaire si calme et serein, il ne parvenait guère à contenir son enthousiasme, frappant nerveusement du talon le plancher du wagon. Le paysage qui défilait à travers la vitre ne retenait nullement son attention, tant il se plaisait à imaginer le visage de sa petite princesse. Ressemblerait-elle à son père ? Il nourrissait l'espoir qu'elle hériterait des traits délicats de sa mère, en dépit de tous les reproches qu'il pouvait formuler à son égard. Il ne s'était guère attardé à réfléchir à la manière dont il l'aborderait, se convainquant qu'il oublierait toutes ses rancunes en la redécouvrant après ces longs mois de séparation.

Élinor, quant à elle, attendait sa venue avec une impatience à peine dissimulée. Elle ne cherchait nullement à cacher son trouble au personnel de la maison, tirant sans cesse les rideaux pour jeter des regards anxieux à chaque passage devant les fenêtres, et passant le plus clair de son temps à promener sa fille dans les jardins environnants, les yeux rivés sur l'horizon.

La jeune femme n'avait plus aucun grief contre son époux. Les longs mois écoulés avaient tari sa colère et lavé son orgueil, les transformant en une mélancolie qui s'était évanouie dans les jours suivant la naissance d'Aurore, n'ayant plus de temps à consacrer à ses propres sentiments.
La jeune femme s'autorisait enfin à reconnaître combien la présence d'Aron lui manquait.

Elle, qui s'était pourtant habituée à vivre loin des êtres qui lui étaient chers, ressentait profondément la différence entre le vide laissé par l'absence de ses sœurs et celui, bien plus poignant, de son époux. Résolue à se faire pardonner pour toute l'aigreur qu'elle lui avait jadis crachée au visage, elle se promettait de l'accueillir avec une tendresse renouvelée dès l'instant où il franchirait le seuil de sa demeure et se lamentait désormais de ne pouvoir s'offrir à lui dans ses meilleures grâces, sa ligne autrefois si fine portant encore les stigmates de sa grossesse.

La quatrième nuit suivant son accouchement, Élinor fut une fois de plus éveillée par les sanglots plaintifs de sa fille, qui réclamait son attention. Pour ne point troubler le sommeil des occupants du châtelet, elle entreprit de la bercer dans les jardins jusqu'aux premières lueurs de l'aube. Confortablement installée sur une méridienne du patio, enveloppée dans un châle de laine fine pour se prémunir de la fraîcheur nocturne, Élinor contemplait le calme environnant des jardins en fredonnant une douce berceuse. Ses paupières alourdies par la fatigue se fermaient parfois, et elle bâillait ostensiblement entre deux vers, ses lèvres formant des mots à peine audibles.

Soudain, elle aperçut une ombre se dessiner dans la brume sur le chemin, serpentant à travers le parc. Victor courait à vive allure dans sa direction, les premières lueurs du jour révélant son visage marqué par l'effort, et son souffle court témoignant de l'ardeur de sa course. Lorsqu'il parvint enfin à sa hauteur, après de longues inspirations laborieuses, il fut incapable de prononcer le moindre mot, si essoufflé qu'il était. Élinor, inquiète et surprise par cette arrivée précipitée, scruta le visage du jeune homme, cherchant à comprendre l'urgence qui l'animait.

— Enfin, que fais-tu debout à une heure pareille ? Tu devrais être au salon en train de prendre ton petit-déjeuner tout au plus, chuchota-t-elle avec toute la véhémence qu'elle pouvait rassembler pour ne point réveiller la petite qui venait à peine de s'assoupir.

— Eh bien, je n'arrivais pas à me rendormir, alors je suis allé me promener dans les bois, mais...

— Ce n'est pas prudent, la prochaine fois demande à Arthur de t'accompagner.

— J'y penserai à l'avenir et...

— Ne court plus ainsi dans la bruyère, tu risques de te fouler une cheville, renchérit Élinor.

— Aron arrive, la coupa-t-il en pointant du doigt le chemin. Je l'ai aperçu non loin des écuries, il était à pied ; il devrait se pointer dans une quinzaine de minutes, je pense.

— Monsieur Ashford ? Ici ? s'exclama la jeune femme en se levant d'un bond, réveillant par la même occasion Aurore, qui se mit à s'égosiller, ennuyée d'avoir été si brusquement tirée de ses songes.

Marthe, qui astiquait l'argenterie avec soin, fut alarmée par le vacarme soudain et abandonna prestement son labeur pour se précipiter à l'extérieur. À peine eut-elle franchi le porche que Élinor, dans une agitation visible, lui déposa dans les bras sa fille qui se tortillait dans tous les sens.

— Que se passe-t-il Madame ?

— Monsieur Ashford va arriver d'une minute à l'autre, je compte sur vous pour apprêter Aurore et réveiller le reste du personnel. Il faut que je me prépare pour le recevoir, je suis encore en chemise de nuit. Quelle robe pourrais-je mettre ? Est-ce que je parviendrai même à rentrer dans le plus large de mes corsets ? Je suis si... Callipyge, souffla-t-elle en courant jusqu'à ses appartements sous le regard effaré du garçon et de la vieille gouvernante.

— Que veut dire "callipyge" Marthe ?

— Hum... Eh bien, jeune monsieur, bredouilla-t-elle en faisant des manières. Enfin, peu importe ce que cela signifie, esquiva-t-elle, ce n'est ni le moment ni le lieu pour une leçon de grammaire ! Allez tout de suite changer de vêtements ; vos bas et vos souliers sont couverts de boue !

La bonne femme observa le jeune garçon s'éloigner, secouant légèrement la tête devant son air perplexe, puis se hâta de calmer la petite Aurore, tout en jetant des regards préoccupés vers la demeure dans laquelle régnait désormais une agitation fébrile. Madame Ashford quant à elle s'activait frénétiquement dans sa chambre, ouvrant et refermant ses armoires à sa guise, les deux domestiques dans son ombre récupérant à la volée les robes et les jupons qu'elle leur lançait.

— Il me faut une tenue ni trop cérémonieuse, ni trop ostentatoire, des manches longues, mais ajustées et surtout, pas de décolleté, et un corset qui me serre la taille sans comprimer ma poitrine ! La grossesse a bien des inconvénients, mais elle n'a pas réduit l'opulence de ma gorge. Autant tirer parti de ce charme discrètement, sans pour autant passer pour une vulgaire demi-mondaine en quête d'attention. Heureusement, je n'ai pas pris un embonpoint excessif, c'est ce que je redoutais par-dessus tout ! Avec un peu de bonne volonté et votre aide, je devrais pouvoir retrouver un tour de taille décent.

Les deux servantes acquiescèrent avec docilité, prêtes à satisfaire les exigences de leur maîtresse puis se mirent immédiatement à la tâche.

— Dois-je vous coiffer Madame, demanda l'une.

— Nul besoin, tu n'aurais pas le temps de t'appliquer et le résultat serait médiocre, nous nous contenterons de quelques coups de brosse. Il suffira que je ramène mes cheveux à l'avant pour avoir l'effet escompté, affirma-t-elle en esquissant un sourire mutin.

— Et concernant votre maquillage ?

— Un peu de poudre sous les yeux pour dissimuler mes cernes conviendra.

En l'espace de dix minutes à peine, Élinor retrouva l'éclat qui s'était tari au cours des derniers mois. Certes plus frêle, assurément plus pâle, mais son charme demeurait intact. Elle n'avait plus la fraîcheur d'une jeune fille, mais possédait désormais la beauté sereine d'une femme accomplie. En s'examinant dans la glace, Élinor fut presque effrayée de constater à quel point elle ressemblait à Élisabeth. Comme son aînée, elle n'était plus une Ausbourg.

— Madame Ashford, Monsieur Ashford vient de pénétrer dans les jardins, l'informa une des deux suivantes après avoir jeté un bref coup d'œil à travers la fenêtre

— Bien, répondit Élinor en se redressant avec un flegme étudié, faites passer le mot : je désire que le petit-déjeuner soit servi lorsque nous discuterons sur le porche. Après cela, je veux que vous nous laissiez seuls, je ne veux voir plus personne dans la salle à manger, ordonna-t-elle, essayant de masquer son timbre chevrotant avec une douce autorité.

— Tout sera fait selon vos désirs Madame.

Mais Élinor n'était déjà plus dans la chambre pour écouter ses domestiques, elle s'était déjà empressée de rejoindre le palier pour s'assurer que personne d'autre ne pourrait accueillir son époux à sa place.

Elle, seulement elle et sa magnifique petite princesse dans les bras. 

ÉlinorOù les histoires vivent. Découvrez maintenant