Arrivée sur le seuil, Marthe lui remit la petite Aurore qui gazouillait désormais en se débattant dans ses langes avec vigueur puis disparut rapidement dans la bâtisse sans plus de mots.
Aron se détacha de l'horizon, surgissant comme une ombre à travers la brume de l'aube qui se dissipait à peine. Élinor convint qu'il ne serait pas très digne de sa personne de courir à sa rencontre et l'attendit patiemment sur le seuil, le cœur battant et les yeux embués.
Lorsqu'il parvint enfin à sa hauteur, un silence pesant s'installa entre eux, l'un comme l'autre ne sachant comment entamer la conversation. Oh, ils s'étaient chacun fait tous les scénarios possibles de leurs retrouvailles, mais devant le fait accompli, ils demeuraient mutins comme des carpes, se jaugeant du regard, impassibles. Monsieur Ashford fut frappé de constater à quel point il pouvait trouver son épouse magnifique avec ce bébé dans les bras et cet air si serein malgré la fatigue de son expression qu'elle ne pouvait feindre. Il s'en voulut pour cela, si son cœur flanchait, sa verve n'hésiterait pas à flancher aussi.
— Bonjour Élinor, la salua-t-il enfin, retirant son haut-de-forme en inclinant poliment la tête.
Il ne devait pas nourrir tant de remords après elle pensa la jeune femme pour qu'il daigne l'appeler par son prénom sans formules de politesse exagérées. Cette familiarité lui retira un temps un poids sur la poitrine.
— Bonjour Aron, répondit-elle avec un sourire radieux, comment vous portez-vous, vous avez fait bon voyage ?
— Bien, très bien... Je... Est-ce notre enfant ?
— Notre fille, vous voulez dire. Elle s'appelle Aurore. Je ne vous ai pas consulté à ce sujet, nous pouvons toujours réfléchir ensemble à la manière de la nommer si vous le souhaitez.
— Non. C'est parfait ainsi. C'est un très joli nom.
Lui d'ordinaire si sûr, arborant fièrement un rictus en coin à chaque occasion avait désormais les manières empruntées d'un jeune premier, jetant des coups d'œil furtifs çà et là en ajustant nerveusement ses boutons de manchettes. Élinor lui offrit le sourire le plus rassurant qu'elle put en posant une main rassurante sur son épaule avant de lui tendre la petite qui jouait avec les mèches de cheveux de sa mère.
— Vous voulez la porter ?
— Puis-je, s'empressa-t-il de demander, visiblement impatient.
— Vous êtes son père.
— Évidemment, affirma-t-il en ricanant doucement de son embarras.
Aron eut l'impression qu'on lui confiait la protection d'une poupée de verre, que le moindre choc pourrait briser cette petite chose si fragile aux joues roses qui le regardait avec curiosité avec ses deux grands yeux sombres. Il sut à cet instant qu'il ferait n'importe quoi pour que ce petit bourgeon puisse éclore en une fleur magnifique. Il était convaincu de la bonne marche à suivre pour lui garantir les meilleures conditions de vie, désormais, il aurait le courage d'assumer les conséquences de cette décision.
Élinor, observant son mari avec tendresse, sentit une bouffée d'espoir envahir son cœur. Elle se rappelait encore, avec une acuité douloureuse, les derniers instants de leur séparation. Les cris, les reproches échangés avec une véhémence qui l'avait laissée épuisée et désespérée. Elle se demandait si ces mois de silence auraient pu étouffer toute la rancœur qui s'était insinuée entre eux comme un poison insidieux. Les remords lui nouèrent soudainement les entrailles. Elle l'avait tenu à l'écart, s'était conduite comme une adolescente frustrée, défiant quiconque tenterait de lui rappeler le chemin de la raison par pure fierté mal placée. Mais le regard émerveillé d'Aron posé sur leur fille laissait entrevoir une possible réconciliation, une chance de reconstruire ce qu'elle avait, pas orgueil, brisé.
— Voulez-vous entrer, proposa-t-elle d'une voix douce. Le voyage a dû être épuisant.
Aron acquiesça silencieusement, encore absorbé par la contemplation de la petite Aurore. Ils franchirent le seuil de la demeure ensemble, comme s'ils pénétraient un nouveau territoire, incertain, mais porteur d'espérances. Le vestibule, baigné dans la lumière dorée du matin, semblait les accueillir avec une chaleur inattendue, comme un écrin protecteur pour leurs retrouvailles hésitantes.
Dans le salon, Élinor prépara une tasse de thé pour Aron, cherchant un réconfort dans les gestes simples du quotidien. La petite Aurore, désormais installée dans les bras de son père, gazouillait gaiement, inconsciente des tensions et des espoirs qui flottaient autour d'elle.— Elle est si belle, murmura Aron, presque pour lui-même. Elle vous ressemble, c'est indéniable. Cependant, je trouve un peu de moi dans son regard, ce qui me rassure quelque peu. Malgré vos ressentiments à mon égard, j'aurais aimé être présent, ne serait-ce que pour elle, poursuivit-il avec une note d'aigreur mal digérée dans la voix.
Élinor sentit une boule se former dans sa gorge et rougit piteusement en baissant les yeux. Après tout ce qu'elle lui avait craché au visage, elle accepta silencieusement sa défaite, non sans pincer les lèvres et serrer les poings sur les pans de sa robe.
— Nous avons tous les deux manqué beaucoup de choses, répondit-elle doucement. Mais... J'ose espérer qu'il n'est pas trop tard pour rattraper le temps perdu. Nous pouvons... Enfin... Nous devons essayer de reconstruire ce qui a été brisé.
Aron fronça les sourcils, méfiant. Il savait Élinor experte et capable dans l'art de manipuler les gens et les événements pour servir ses desseins. Il lui reconnaissait ce talent-là, il possédait ce talent-là. Elle avait été plusieurs fois aussi affable dans la discorde pour ensuite mieux lui reprocher son affection en moquant son dévouement. Peut-être était-elle vraiment sincère dans ses excuses ou s'était-elle persuadée qu'elle l'était pour se donner bonne conscience.
— Que de belles et sages paroles que voilà... Vous savez, ma chère, j'ai longtemps tenté de composer avec vous. Vous ne m'avez jamais laissé l'opportunité de vous aimer, entêtée et convaincue que vous étiez que mon dévouement n'était motivé que par l'appât du gain, car c'est ainsi que vous fonctionnez. Vous vous êtes si bien apprêtée à une heure si matinale, sans doute pour me séduire et me soutirer quelques faveurs, nota-t-il en éclatant d'un rire si amer et froid qu'un frisson parcourut l'échine de la jeune femme
Un silence pesant s'installa. Aron lui faisait désormais face et Élinor ne parvenait à soutenir son regard, si glacial et indifférent à sa peine. Piquée au vif, honteuse et frustrée, elle ne parvenait pas à trouver la répartie dont elle se savait capable.
— Je... je voulais simplement vous faire plaisir... Je souhaitais que nous nous réconciliions, avoua-t-elle à demi-mots, la voix tremblante.
— Réconciliez-vous avez vous-même si cela vous chante. Je n'ai plus aucune rancœur à votre égard, car je vous aime bien trop pour vous détester. Cependant, je ne compte plus avoir affaire avec vos railleries et votre suffisance. J'ai assez apprécié ces défauts pour vous les pardonner puisque je pensais qu'ils s'atténueraient avec le temps, j'ai été bien naïf. J'ai sûrement trop été ce que l'on est lorsque l'on est épris j'imagine, je croyais même tout dédaigner en vous rencontrant de nouveau, hélas, votre beauté ne suffit plus à me faire oublier vos tares. Je crois en cette famille, pas en vos bonnes paroles, c'est pourquoi je ne la briserai pas pour vanter ma vanité. Je n'ai plus cette force, je l'admets. Aurore mérite bien plus que vos sarcasmes.
— Mais... Enfin, je... Et moi...
— Vous ? Vous ne pensez encore qu'à vous-même ? Lorsque vous avez donné naissance à notre fille, à quoi songiez-vous ? Je ne vous ai jamais demandé vos réflexions lors de la révélation de votre grossesse. Ce jour-là, votre jeune sœur est partie précipitamment de notre appartement, visiblement agacée alors que rien ne la pressait. Vous lui aviez sans doute annoncé l'heureux événement, heureux pour le monde entier, mais peut-être pas pour vous, n'est-ce pas ? Inconsciemment, je craignais certainement trop votre réponse pour vous l'exiger.
— Vous êtes cruel, souffla-t-elle, n'arrivant plus à retenir ses larmes.
— Je ne suis que ce que vous avez toujours désiré de moi.
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Élinor
Historical FictionProvins, 1850. Héritière d'une puissante famille bancaire parisienne, Élinor Ausbourg se délecte de la quiétude de sa campagne natale, loin des agitations tumultueuses de la Ville Lumière. Telle une âme solitaire, elle trouve refuge dans la nature e...