- À quoi pensez-vous très chère ?
- Que nous sommes fabuleusement riches, répondit Élinor en poussant un petit soupir exquis.
Son regard se perdait sur le paysage par delà le hublot de sa cabine. Un sourire béat flottait sur ses lèvres alors qu'elle dégustait une pâtisserie, confortablement installée à la première classe d'un majestueux navire transatlantique, voguant en direction du Nouveau Monde.
- Il vous en faut assurément beaucoup pour être comblée, Élinor. Que vous êtes cupide...
- Enfin, l'argent est utile dans la vie, vous seriez bien le dernier à pouvoir prétendre le contraire ! Je ne saurais vous apprendre grand-chose en vous révélant que l'âme humaine est encline à l'adaptation. J'ai toujours vécu dans l'opulence, je ne m'étonne guère des dépenses excessives. Cependant, je dois avouer que l'idée d'un voyage en première classe jusqu'en Amérique ne m'avait jamais effleuré l'esprit.
- Il faut voir le monde avant de finir entre quatre planches, quelle meilleure occasion que notre lune de miel pour cela ? En aucun cas vous n'avez nourri l'idée de quitter votre campagne natale ?
- En aucune manière. Si je n'y avais pas été contrainte par des circonstances impérieuses, nulle force ne m'eut poussée à quitter les confins champêtres de ma patrie. J'aurais ainsi vécu ma vie en tant que vieille fille, en compagnie de mes dévoués domestiques, de mon fidèle destrier, et peut-être quelques compagnons canins et félins. Une existence bénie... Évitez, je vous en prie, de me lancer sur ce sujet, car je pourrais succomber à des regrets, déclara-t-elle avec une théâtralité feinte.
- Quant à moi, j'aurais pu passer une vie débauche, errant d'une contrée à l'autre, indifférent aux soucis de l'avenir.
- Il est permis de s'interroger sur les raisons de notre mariage, plaisanta la demoiselle.
- Nous sommes des aristocrates dans l'âme, à la poursuite d'un idéal de grâce. Notre union était d'une telle harmonie que négliger sa concrétisation eût été un affront à la perfection. L'honneur et l'héritage nous ont finalement rattrapés.
- L'héritage, souffla-t-elle doucement, ses pensées se dirigeant instantanément vers ses parents.
À mesure qu'Élinor s'attardait sur cette question, plus l'incertitude grandissait en elle quant à la satisfaction que son père éprouvait à l'égard de la femme qu'elle était devenue. Elle redoutait de n'être point l'âme noble qu'il aurait souhaité qu'elle incarnât. Une rentière de surface, solitaire dans son existence, n'ayant d'autre dessein que la défense froide de ses propres intérêts. Au fil de ces profondes réflexions, il lui advint de réaliser qu'elle avait, en vérité, évolué pour devenir l'image même de son géniteur, hélas, une personne qu'il n'aurait, de toute évidence, jamais désiré voir en elle. Il n'avait été que l'incarnation d'un patriarche animé par des idéaux, non point celle d'un saint, et elle, semblablement, ne méritait pareil attribut.
- À quoi songez-vous, l'interrogea Aron, constatant que l'esprit de la jeune femme était ailleurs.
- Je me posais des questions sur votre famille, sur vos parents, admit-elle en guettant sa réaction.
Jusque-là plutôt goguenard, il égara soudainement son éternel sourire en coin pour une expression placide qui vint remplacer son air si avenant et charmeur. Son visage ne traduisait aucune mélancolie, seulement d'une irritation manifeste. Élinor perçut avec clarté que son émoi envers cette question n'était nullement teinté de tristesse, contrairement à ce qu'elle avait pu croire ; il était simplement las, ennuyé. Ils semblaient, à l'évidence, tout aussi dépourvus de sentimentalité l'un que l'autre.
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Élinor
Historical FictionProvins, 1850. Héritière d'une puissante famille bancaire parisienne, Élinor Ausbourg se délecte de la quiétude de sa campagne natale, loin des agitations tumultueuses de la Ville Lumière. Telle une âme solitaire, elle trouve refuge dans la nature e...