Jusqu'au moment du plat principal, Élinor évita tout contact visuel avec son voisin de table, déployant ainsi une stratégie pour empêcher Aron de lui adresser la parole. Toutefois, elle pouvait ressentir, même sans le voir, son regard pénétrant qui la sondait entièrement dans son dos. Cette présence oppressante lui ôta tout plaisir à savourer son entrée, détournant son attention à chaque instant. Le regard égaré dans l'indistinct, elle s'efforçait de raviver en sa mémoire l'émotion ineffable que lui avait inspirée la découverte de Paris pour égayer un tant soit peu son repas.
Dépourvue de toute volonté, elle se trouvait dans l'incapacité totale de se mêler aux conversations animées qui se déroulaient autour de la table. Esther, d'un ton assuré, échangeait avec leurs parents et le Préfet sur des affaires financières et des questions budgétaires, tandis qu'Élisabeth, s'adonnant avec grâce aux compliments et aux flatteries de ses nombreux prétendants, déployait son charme. Quant à Evalyn, elle s'était engagée dans un débat enflammé sur l'art de la musique avec une pianiste émérite.
Après avoir lancé un bref coup d'œil en direction de Monsieur Ashford, elle réalisa qu'il ne prenait pas non plus part aux échanges en cours. Il paraissait investi de la lecture complexe d'un petit livret qui semblait regorger d'annotations et de notes en tout genre. Quelques mûres réflexions plus tard, elle parvint à se convaincre que la colère se montrerait bien plus conciliante en pareille situation que l'ennui ou la mélancolie. Résolue, elle décida d'amorcer une nouvelle fois la conversation avec le fameux Monsieur Ashford.
— Qu'est ce vous lisez, l'interrogea-t-elle en entamant sa poularde truffée avec appétit.
Aron leva les yeux de son ouvrage, surpris d'entendre la jeune demoiselle engager à nouveau le dialogue.— Je fais mes comptes. Plus de rancunes, s'enquit-il avec une pointe d'espoir.
— Si tant est qu'il y en ai eu. Je serais bien présomptueuse de vous reprocher d'en savoir davantage sur les affaires de ma famille que moi-même.
— Alors, vous étiez réellement dans l'ignorance quant au commerce de coton, poursuivit-il.
— En effet. La vie est pleine de surprises il semblerait, bonnes ou... Mauvaises, déclara-t-elle dans un soupir lasse.
— Il est ardu d'accéder à la fortune sans, à un moment ou un autre, recourir à l'exploitation des infortunés de notre époque. Les intrications de la société, telles les fils d'une tapisserie complexe, tissent une réalité où les privilèges et les bénéfices se bâtissent souvent sur les épaules des plus vulnérables. Même un fervent partisan du Parti de l'Ordre comme moi peut le reconnaître.
— Comment oserais-je formuler une opinion sur les affaires politiques de notre nation, moi qui suis dépourvue de toute connaissance quant aux fondements de l'opulence qui préside aux destinées de ma famille ? Telle une humble fleur égarée parmi les trésors de la botanique, ma culture se limitent à l'éclat de ce monde qui m'entoure, sans saisir les arcanes subtils qui guident notre prospérité.
— Ah ! Si seulement les âmes vertueuses et érudites qui possèdent une connaissance profonde de leurs idées étaient les uniques à s'exprimer, alors bien peu d'individus oseraient prendre la parole. La scène publique se verrait alors confinée aux seules voix éclairées, dont la maîtrise des sujets évoqués serait tel un phare illuminant les débats et écartant les vaines inepties qui ne font qu'obscurcir la vérité. Hélas, la réalité est bien différente, et trop souvent les discours se teintent de l'ignorance qui enflamme les esprits.
— Vous n'aspirez pas à une carrière politique ?
— Oh que non, je tiens bien trop à rester en vie et l'exil n'a aucun attrait non plus à mes yeux. Mon amour pour ma patrie demeure intact, or mon attachement ne se porte pas nécessairement sur ceux qui la gouvernent.
— Vous n'iriez pas défendre notre cause en cas de conflit ?
— À moins d'en tirer profit, je n'en suis pas certain. Je ne sers qu'une cause mademoiselle Ausbourg, la mienne.
Élinor demeura stupéfaite devant un tel sens aigu de l'égoïsme. Elle observa avec étonnement cet homme qui, loin de dissimuler sa nature égocentrique, l'admettait avec une franchise déconcertante qui flirtait avec l'arrogance. Cependant, elle s'abstint de tout commentaire, consciente de ne pas posséder l'éminente grandeur d'âme requise pour se dévouer à une cause bien plus vaste qu'elle-même, surtout si cela signifiait inéluctablement sa propre ruine.
— Voilà des propos empreints d'un narcissisme certain, déclara-t-elle avec réserve.
— Espèce d'hypocrite, ce qui vous choque ce n'est pas tant mes paroles que ma sincérité. Tel un masque trompeur, vous feignez l'indignation, tandis que votre réelle contrariété réside dans l'éclatante vérité qui émane de mon élocution franche et dénuée de faux-semblants, rétorqua-t-il, persiffleur.
— Comment osez-vous ! Il y a là des limites à la franchise monsieur.
— Et qui, je vous prie, en a l'audace de les définir ? J'aimerais ardemment connaître cet illustre fourbe.
— La société, répliqua-t-elle d'une voix feutrée, un sourire subtil relevant le coin de ses commissures, saisie par le non-sens de cette vérité.
Un éclat de rire s'échappa des lèvres des deux protagonistes, frappés par l'absurdité de la réalité. L'honnêteté, telle une noble vertu, se voyait contrainte par des frontières imposées par d'illustres menteurs. Leur hilarité résonna avec une telle intensité qu'elle parvint à détourner les têtes des convives aux autres tables. Le couple Ausbourg tourna simultanément la tête vers leur fille, leurs yeux s'élargissant avec une expression mêlée d'étonnement et d'interrogation. Saisie par leur regard empreint d'incompréhension, la jeune fille noya son sourire dans son verre de champagne en baissant la tête. Un instant de flottement s'installa, tel une brève parenthèse dans le cours des échanges animés. Les yeux se croisèrent brièvement, animés d'une curiosité muette, avant que chacun ne renoue le fil de ses conversations, comme des vagues reprenant leur course après une brève accalmie. Les bavardages reprirent leur élan, s'élevant à nouveau dans une symphonie de voix et de rires, tandis que l'incident se fondait peu à peu dans les méandres des souvenirs éphémères.
— Voilà que je me couvre de honte, susurra Élinor d'une voix feutrée, déposant sa coupe de champagne, ne supportant plus l'aigreur persistante de ce breuvage mousseux.
— Je vous en prie, ne vous tourmentez pas outre mesure, il faudrait bien plus que cela pour ternir l'éclat de votre réputation, répondit l'autre avec douceur, cherchant à apaiser les afflictions de la jeune fille.
— Dois-je alors en conclure que la vôtre est déjà entachée, s'enquit-elle, une pointe de curiosité dans sa voix.
— Ma réputation ? Elle est affreusement maculée, confessa-t-il avec un sombre rictus.
— Je m'en doutais. Cela ne vous pose-t-il donc aucun problème ?
— Je n'aspire point à gagner les faveurs des hommes vaniteux, ceux-là même qui s'enorgueillisse de leur prétendue dignité, ni à susciter l'indignation des prudes qui s'offusquent pour un sourire un peu trop esquissé, déclara-t-il d'une voix empreinte d'assurance, disons que je m'en accoutume et que je tisse avec le peu qu'il me reste. Si les bonnes personnes me portent en estime, je me soucie peu des jugements des autres.
Son regard, fier et pétillant d'une lueur indomptable, se posa sur son interlocutrice, dévoilant une confiance en soi mêlée d'une sagesse au-delà des apparences. Dans cette déclaration sincère, résonnait l'écho d'une âme résiliente, se forgeant un chemin à travers les dédales des conventions et des préjugés de la société. Sa valeur ne dépendait point des jugements étroits, mais plutôt de la mesure de son propre courage et de sa compassion envers ceux qui partageaient sa vision du monde.
— Que d'éloquence vous déployez pour parvenir à cette conclusion implacable que le nerf de la guerre réside dans les méandres de l'argent, fit-elle remarquer avec une pointe de sarcasme dans sa voix veloutée.
— La réalité, en effet, se révèle plus simple et plus cruelle que les illusions que l'on se plaît à entretenir, répliqua-t-il avec la même gouaillerie.
— Je vais m'employer à découvrir les subtilités de ses rouages, déclara-t-elle avec une détermination sans faille, son visage prenant une expression ombragée, tandis que les souvenirs des échanges internationaux de ses parents se rappelaient à elle avec une amertume persistante.
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Élinor
Historical FictionProvins, 1850. Héritière d'une puissante famille bancaire parisienne, Élinor Ausbourg se délecte de la quiétude de sa campagne natale, loin des agitations tumultueuses de la Ville Lumière. Telle une âme solitaire, elle trouve refuge dans la nature e...