Chapitre 23

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En dépit de la foule qui animait la soirée, le duo parvint à se frayer un chemin jusqu'au petit salon où se déroulait le thé des dames et de leurs filles. Arrivés devant la porte au travers de laquelle s'échappaient des rires étouffés, Élinor ne put réprimer son appréhension et resserra instinctivement son emprise autour du bras d'Aron jusqu'à enfoncer ses ongles dans sa manche.

— Je vous comprends. Il est plus difficile de partir en guerre que de se confronter à ces dames-là, affirma-t-il dans un soupir.

— On tremble rien que d'y penser, souffla la jeune fille en mimant un frisson.

Alors qu'elle s'apprêtait à actionner la poignée, les deux portes s'ouvrirent brusquement sur Esther qui semblait vouloir quitter la salle avec empressement. Lorsqu'elle tomba nez à nez sur sa sœur, qui par un mouvement de réflexe s'était d'autant plus accrochée au bras d'Aron, elle réprima un rire avant de murmurer un petit "mince". Madame Ausbourg et ses amies, intriguées par la rencontre inattendue, se retournèrent brusquement, interrompant leurs conversations pour considérer le duo avec de grands yeux ronds. La surprise et l'interrogation se lisaient sur leurs visages, cherchant à percer le mystère de cette association impromptue.

Élinor s'éloigna hâtivement de Monsieur Ashford en se forçant à esquisser un sourire crispé qui se voulait détendu. Une boule de feu la pénétra de toute part, lui donnant des bouffées de chaleur, alors qu'elle atteignait le comble du malaise.

— Mesdames, mesdemoiselles, permettez-moi de me retirer, je vous souhaite un bon après-midi, les salua-t-il avec aisance, inclinant poliment la tête avant de s'éloigner dans le couloir.

Il jeta un dernier regard vers la demoiselle qui paraissait sur le point de s'effondrer, mortifiée de honte. Le cœur d'Élinor battait à tout rompre, si fort qu'il résonnait dans ses oreilles, l'empêchant de reprendre contenance devant l'assemblée médusée.

— Oh ! Quelle scène, chuchota l'une des dames, visiblement enchantée par le spectacle qui venait de se dérouler.

— Quelle audace de la part de cet homme, déclara une autre avec un air approbateur.

Élinor fit abstraction de ces remarques désobligeantes, préférant préserver les apparences pour sa mère qui la fusillait du regard depuis son fauteuil. Avec une certaine difficulté, elle leur accorda tout de même une révérence, tentant de masquer l'embarras qui la submergeait.

— Enchantée de vous rencontrer, articula-t-elle avec une grâce feinte, s'efforçant de dissimuler la gêne qui l'assaillait.
Esther ne désirant pas s'attirer les foudres de sa sœur s'éclipsa rapidement, non sans s'excuser du regard et prodiguer une petite tape d'encouragement discrète dans le dos de sa cadette.

— Elle va m'entendre Miss mathématique, susurra-t-elle entre ses dents.

— Viens t'asseoir avec nous Élinor, je vais te servir une tasse de thé, somma Madame Ausbourg sa fille d'un ton impérieux.

— Oui, mère, acquiesça-t-elle, s'exécutant sans plus discuter.

— N'était-ce pas ce fameux Monsieur Ashford, demanda une des convives, comme si elle ne connaissait pas déjà la réponse.

— Bien sûr. Oh Maud, tes filles ont le talent pour mettre le grappin sur les meilleurs partis.

— N'a-t-il pas mauvaise réputation ?

— On dit qu'il passe ses soirées au Chabanais ou au Chat Noir.

— Comment une demoiselle de bonne famille peut-elle côtoyer un homme pareil ?

— Il est tout de même beau garçon en plus d'avoir un patrimoine conséquent.

— J'ai entendu dire qu'il était alcoolique.

— J'en doute, il a plutôt l'air alerte pour un ivrogne.

— Les hommes savent cacher ces choses-là, croyez-moi ma chère.

Les jeunes filles dont l'âge avoisinait celui d'Élinor, contrairement à leurs génitrices qui se focalisaient sur les torts d'Aron, prenaient un plaisir indécent à se délecter de cette mascarade et rivalisaient d'ardeur pour salir son nom. Cependant, lasse d'endurer ces commérages ridicules, elle reposa bruyamment sa tasse de thé, se permettant ainsi d'attirer leur attention, sans accorder plus d'importance qu'il n'en fallait à son manque de délicatesse.

— Excusez-moi, je crois qu'il y a méprise sur ma relation avec Monsieur Ashford que je connais, à vrai dire, à peine. Je l'ai simplement croisé à l'entrée et il a aimablement accepté de m'accompagner jusqu'à vous pour me remercier en ma qualité d'hôte.

— Vraiment ? Je me rappelle toutefois vous avoir vu dans ses bras lors d'une valse au dernier bal de notre Préfet, releva l'une des jeunes commères en battant des cils, feignant l'innocence derrière ses propos pourtant franchement accusateurs.

— Vous avez bien meilleure mémoire que moi, c'est que j'ai dansé avec tant de monde à cette soirée... Maintenant que vous le dîtes, je me rappelle avoir été sa voisine de table également. Nous avons sympathisé il est vrai, je dois reconnaître qu'il maîtrise l'art de la conversation. S'il vous intéresse à ce point je peux m'arranger pour vous le présenter.

— Monsieur Ashford se réjouit publiquement de fréquenter des maisons closes, comment une jeune fille de votre condition peut tenir en estime un pareil débauché ?

— Je l'ignorais. Cependant, si j'en juge à la manière dont vous lorgniez sur lui à ce même bal, vous devriez vous aussi vous posez la question, adjura Élinor en sirotant sereinement une gorgée de son thé.

Son attaque cinglante fit taire un instant la jeune fille, laquelle ses joues s'empourprèrent, prise de court par cette réplique acérée.

— Cependant, je vous remercie de m'avoir éclairé sur son compte en plus de me prodiguer une leçon. Je saurai me méfier des racontars à l'avenir.

— Mais ce ne sont pas des rumeurs, mademoiselle, c'est un fait, intervint une tierce dame pour défendre sa compagne.

— Mesdames, soyons raisonnables. Comment ce Monsieur occupe son temps libre n'entre point dans notre domaine de préoccupation. En l'attente d'une réfutation formelle, il n'est ni marié, ni fiancé, contrairement à bon nombre d'hommes qui s'acoquinent avec ces femmes de petite vertu. Nous serions bien hypocrites de lui reprocher ce que nous ne condamnons pas chez d'autres. Regardez notre Président, s'interposa Madame Ausbourg alors que sa fille s'apprêtait à répliquer.

Toutes opinèrent du chef, sans chercher à la contredire. Personne ne souhaitait entrer dans les mauvaises grâces de la matriarche, tant son influence les redoutait. Consciente que sa mère venait de sauver en partie sa dignité, Élinor s'abstint elle aussi d'attiser la flamme du débat. Elle réalisa avec amertume qu'elle ne pourrait jamais gagner l'admiration de ces femmes avec un comportement aussi puéril. Pourtant, il lui était apparu inconcevable de se laisser marcher sur les pieds par l'une de ses semblables. Dans cette fosse où les lionnes se repaissaient des proies et où les hyènes guettaient avidement les opportunités pour quémander les restes, la jeune fille devait cavaler seule, sans le soutien de ses sœurs, et affronter les détractrices qui cherchaient à entacher son image avec perfidie.

Éprise d'une satisfaction à la fois suave et amère, Élinor se délectait des émotions contradictoires suscitées par son nom dans la bouche de ses semblables. Le mélange de jalousie et d'admiration qui se lisait sur leurs visages ne faisait que nourrir son sentiment de puissance. "L'argent a réellement des pouvoirs insoupçonnés sur les êtres" songeait-elle, observant avec une subtile ironie la soumission de ces femmes, pourtant amies de longue date, face aux dires de Madame Ausbourg. Leurs liens d'amitié semblaient chanceler sous l'emprise du prestige matériel, comme des fleurs fragiles sous la morsure du gel hivernal. Une évidence s'imposait : la richesse pouvait corrompre les accointances les plus solides et engendrer de cruels conflits d'intérêts.

Cette scène ne fit que conforter la demoiselle dans sa quête superficielle de fortune qui se sentait prête à embrasser ce monde d'opulence et d'apparences, quitte à sacrifier quelques potentielles amitiés sur l'autel de la réussite sociale.

Ce n'était là que le début des hostilités mais Élinor aspirait désormais à rentrer dans l'arène. 

ÉlinorOù les histoires vivent. Découvrez maintenant