Partie 1

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Ysaé

Nous étions arrivés à Palanques tard dans la nuit.

Les uns à la suite des autres, les chasseurs nous avaient fait descendre des charriots sous une flopée d'injures et de coups de fouet pour nous enfermer dans un enclos miteux dont ils entravèrent les portes par de lourdes chaînes de fer.

L'obscurité qui sévissait dans la pièce me hérissait le poil et perlait de sueur ma nuque. Pourtant, refoulant mon angoisse, les poings serrés à m'en blanchir les jointures, je me faufilai entre la multitude des corps qui m'entourait.

Je le cherchais.

Maé.

Cela faisait maintenant vingt levées de soleil que je ne l'avais pas vu. Vingt levés de soleil que les chasseurs l'avaient enfermé dans le dernier charriot. Celui réservé aux esclaves récalcitrants.

Celui d'où personne n'en ressortait indemne.

Malgré les fers qui entravaient mes chevilles, je me frayai tant bien que mal un passage entre les hommes, les femmes et les enfants qui se trouvaient là. Certains hébétés, se tenaient debout en scrutant le vide tandis que d'autres assis, gardaient leurs regards vissés sur le sol où que d'autres encore, saturaient l'atmosphère de leurs pleurs étouffés.

-Maé, chuchotai-je.

Personne ne me répondit. Un courant d'air froid s'enroula autour de moi. La peur de ne pas savoir ce qu'il était advenu de mon frère cisaillait mes veines. Avait-il survécu au supplice du fouet qu'on lui avait administré par ma faute ? Ou bien était-il mort et s'était-on débarrassé de son corps en le balançant dans un fossé.

- Maé ! Criai-je, la panique me gagnant peu à peu.

Lorsqu'après d'insupportables secondes d'attente, de faibles râles de souffrances parvinrent à mes oreilles, je bondis vers l'origine des plaintes en bousculant hors de mon chemin ceux qui me barraient le passage.

En découvrant le corps de mon frère jeté dans un coin, une vive douleur étreignit ma poitrine. Son torse criblé de coupures saignait abondamment. Son beau visage couvert d'ecchymoses était déformé et une de ses paupières ne s'ouvrait plus. Il était méconnaissable. 

Mon cœur se brisant, je chutais à côté de lui, des larmes inondant mes joues.

-Pleure...pas, grimaça t-il. Tu sais que j'aime pas...quand tu pleures.

-Je suis désolée, éclatais-je en sanglots. C'est à cause de moi si...

-Fais pas ça, Zaé. C'est pas...grave. Me coupa-t-il.

-Si, c'est grave ! Criai-je.

-Chante...

Comme je le regardais hébétée, il tenta de lever sa main pour me caresser la joue mais manquant de force, elle retomba mollement le long de son corps.

-Je ne peux pas, soufflais-je.

-Chante...pour nous.

Aucun espoir ne résidait dans le lieu maudit dans lequel nous nous trouvions. De toute façon, il y avait bien longtemps que la désillusion avait fait son œuvre macabre parmi nous.

Combien avaient été là avant nous, me demandai-je.

Combien allait mourir ici, dans ce pays affreux, sans jamais revoir ceux qu'ils aimaient ? Qu'avons-nous fait pour mériter un tel sort ?

Je fermai les yeux en plaquant une main tremblante sur mon cœur, m'accordant ainsi une brève seconde pour trembler comme une feuille. Mon moment fugace de détresse passée, je laissai l'aptitude que j'avais au fond de moi, se manifester. 

Ma voix ronronna dans ma poitrine puis s'éleva, puissante. Sortant de mes tripes, elle entama une mélodie venue de chez moi, une mélodie du fond des âges. Connaissant mon don, je n'avais aucunement besoin d'observer mes compagnons pour savoir ce que mon chant leur faisait. 

Je le sentais draper leur corps, frissonner à leurs oreilles, dégringoler le long de leur échine, couvrir leurs sanglots étouffés, apaiser leur vague à l'âme et surtout, surtout, ranimer leur courage.


YsaéOù les histoires vivent. Découvrez maintenant