Chapitre 107

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Salvor

Le soleil entamait son déclin lorsque j'entrai dans la grande maison. La journée avait été longue et pénible et il m'avait fallu faire appel à toute ma volonté pour ne pas laisser exploser ma fureur lorsque j'avais constaté l'état de délabrement des hectares de tabac que j'avais passé toute la journée à parcourir sur mon cheval. Par endroit certains pieds avaient séchés faute d'avoir été récolter à temps tandis que d'autres se trouvaient dévastés par les insectes ravageurs.

Mais c'était quoi ce bordel?

Ce n'était pas dans les habitudes de mon père de laisser les choses partir à vau l'eau ainsi. Il avait toujours été d'une extrême rigueur concernant ses affaires. Je ne le reconnaissais plus. C'était comme si la disparition de Ma l'avait transformé en une tout autre personne.

Je me rendis directement dans ses appartements dont la porte-fenêtre arrière ouverte donnant sur le jardin d'agrément, laissait entrer le délicat parfum des fleurs qui ne tarderaient à clore pour la nuit. Mon père était assit à son secrétaire. Au loin, les jappements des chiens du chenil se faisaient entendre.

-Père, dis-je. Il faut que nous parlions.

-Justement, j'ai également des choses à te dire. Reynolds t'a cherché partout. Où étais tu pendant toute la journée, fils?

-J'ai été pris par les taches du domaine. Père il faut que vous sachiez que j'ai étudié les livres de comptes. J'ai été étonné des chiffres qui y sont rapportés. Il s'avère que depuis deux ans nous avons un volume anormal, à la baisse, venant de l'exploitation. Nous perdons de l'argent. Waters n'est pas à la hauteur. Outre le fait de maltraiter les esclaves à outrance, ce qui génère une perte de rendement considérable, il ne s'occupe pas non plus des champs de tabac qui pourrissent sur pied par endroit.

Mon père, sans s'émouvoir un seul instant du terrible constat que je venais de dresser, finit tranquillement sa tasse de thé et la reposa sur son secrétaire. Se levant, il s'approcha de la fenêtre, observant le jardin,

-Je sais tout cela, dit-il, pensif.

TOC ! TOC ! TOC !

Reynolds entra, des odeurs alléchantes de viande grillées l'accompagnant.

-Monsieur, pardonnez mon intrusion, j'ignorais que vous receviez Mr Salvor.

-Ce n'est rien, Reynolds, déposez tout cela. Mon fils restera dîner avec moi.

-Mais, Mr...

-Il y en a assez pour deux, ne vous en faites pas. Préparez juste deux assiettes et allez-vous en.

-Bien, Mr.

Les assiettes dressées, Reynolds marqua une révérence avant de s'éloigner. Le major d'homme sortit, mon père m'intima de prendre place à table. Une fois installé sur la chaise devant moi, il poursuivit

-Je sais que Waters n'est pas à la hauteur.

-Alors pourquoi n'avez vous pas mit fin à ses agissements?

-C'est la raison pour laquelle je t'ai demandé de rentrer, continua t-il sans répondre à ma question. Il est temps pour toi d'assurer la succession en qualité d'héritier.

Je restai muet, tant cette révélation me fracassa.

-J'ai fait préparer les documents. Tu peux d'ors et déjà prendre tes fonctions de commandeur en chef du domaine.

-J'ai vingt-cinq ans. Dis-je la gorge nouée. Normalement il me reste cinq ans avant de prétendre à mon héritage et...

-Il est vrai qu'en temps normal tu aurais du attendre tes trente ans pour prendre les rênes comme tous tes ancêtres avant toi. Me coupa t-il. Mais si j'ai pris la décision de te laisser la place avant le temps c'est parce que ton séjour à Palanques à été couronné de succès. Tu m'as prouvé par ton obéissance, ta discipline et ton travail acharné que tu es digne d'occuper la place d'héritier. Je ne me fais plus aucun soucis pour le domaine, tu seras largement à la hauteur.

-Vous êtes entrain de dire que je peux déjà diriger la plantation comme bon me semble? Qu'est-ce que cela signifie père ? J'aimerais comprendre. Demandais je, incrédule

-Le réveillon du Nouvel An approche. J'ai décidé de donner un bal à cet effet. Je profiterais de cette occasion pour t'introniser devant les chefs des autres familles. Toute la bonne société de Palanques sera invitée. En outre, je me suis engagé pour une expédition de vingt-quatre mois dans une contrée étrangère. Je partirais en voyage deux semaines après le Nouvel An. Et comme je serais absent longtemps, j'ai trouvé judicieux de te céder les rênes dès à présent.

-Vous partez? Interrogeais je, encore plus incrédule. Où cela?

-J'ai toujours eus envie de visiter les Terres chaudes.

-Les Terres chaudes, vous dites ?

J'avais vaguement entendu parler de ces terres lointaines, belles et luxuriantes, regorgeant de trésors cachés selon les dires, qui se situaient vers l'extrême sud du globe.

N'était ce pas de là que venait Ysa...

-Je ne supporte plus la capitale, je dois m'en éloigner pour un temps. Poursuivit mon père. Il est évident que je resterais en contact et fera appel à toi si nécessaire. Je ne pars pas seul, rassure toi. Nous sommes une délégation de trois hauts fonctionnaires à y aller. Le gouvernement de Palanques revendique certaines terres là-bas et je me suis porté volontaire pour établir un comptoir dans ces territoires éloignés. A mon retour je pense pouvoir m'engager dans une carrière politique, ce qui fera que je passerais l'essentiel de mon temps en ville, je n'aurais donc plus le temps de m'occuper du domaine. Je n'ai qu'une parole Salvor, la plantation De brym t'appartient d'ors et déjà, je te l'ai dis. J'ai pris les dispositions nécessaires. Il faudra juste te conformer à une dernière formalité pour que cela soit effectif.

-Quelle formalité?

-Je te le dirais en temps voulu.

-Père, je...

-Mange! Ça va être froid.


Je regagnai mes appartements. La première chose que je fis en arrivant fut d'ouvrir les grandes fenêtres malgré la nuit tombée. Dehors, le monde était particulièrement silencieux. Statique, je profitai un long moment de la fraîcheur nocturne. 

Refermant les battants, je me déshabillai, laissant échouer mes vêtements sur le sol. Comme à mon habitude ma chambre était en bordel. Des affaires traînaient ça et là, mon lit défait. Je restai immobile à regarder tout ce bazar avant de m'ébrouer et d'entreprendre de tout ranger. J'allais devoir apprendre à le faire systématiquement pensais je, puisque j'avais décidé que désormais, personne, jamais, ne remplacerait Shakur. 

Soudain, certains moments de ma vie avec lui défilèrent dans mon esprit, réveillant par là même une sorte de nostalgie mêlée de profonds regrets. Sa présence me manquait. 

J'avais connu Shakur depuis ma naissance. Il avait trois ans de plus que moi et accompagnait sa mère lorsque celle-ci s'occupait de la grande maison. Mais nous étions devenus proche à partir du jour où pour me consoler de la perte de ma mère, mon père avait décidé de me le donner pour me tenir compagnie. Ce qui avait commencé comme une sujétion c'était terminé par une solide amitié, résistant au poids de nos conditions sociales respectives. Nous avons passés toute notre enfance à gambader dans chaque centimètre carré de la plantation qui n'avait plus aucun secret pour nous. A cette époque là je ne supportais rien ni personne à part lui. 

Tout cela faisait que je n'avais jamais réussis à considérer Shakur comme mon esclave de même qu'il n'avait jamais réussit à me considérer comme son maître. Nous étions presque comme des frères lui et moi, nous connaissant par cœur. Et même si par la suite nous nous étions embrouillés au sujet de Ysaé, cet état de fait ne s'effacerait jamais. Je resterais toujours chambouler par sa perte.

Expulsant son souvenir avec force de mes pensées, j'allai m'étendre sur la méridienne. Ma mâchoire se contractant, je tirai sur le cigare que je venais d'allumer puis m'inclinant en arrière sur le dossier de la banquette, fixai les volutes de fumée qui serpentaient vers le plafond en focalisant mon esprit sur l'extraordinaire nouvelle que je venais d'apprendre.

Mon père partait pour les Terres chaudes deux semaines après le Nouvel An.

Et il m'avait cédé la direction du domaine faisant de moi le Maître absolu de la plantation De brym.

Secouant la tête d'incrédulité, je me demandai pour la deuxième fois de la journée si la disparition de Ma n'avait pas rendu mon père complètement fou. 

YsaéOù les histoires vivent. Découvrez maintenant