Chapitre 52

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Ysaé


Après une longue attente près de l'atelier de Prune, je commençais à me dire que personne ne viendrait lorsque je vis les esclaves du quartier qui approchaient en silence. Shakur me prenant par la main, nous leur emboîtâmes le pas sur le sentier qui menait à l'endroit où on fêtait Obawa. Grâce à la lune et à quelques flambeaux, le chemin était éclairé. 

Nous dépassâmes le bâtiment de conditionnement du tabac dans un silence respectueux jusqu'à une immense grange dans laquelle nous nous faufilâmes. Les portes flambeaux allèrent fixer leurs torches dans des encoches, ce qui conféra une ambiance particulière à la pièce.

Plusieurs planches de bois posée sur des tréteaux contenait toute sorte de plats. Il y avait là du poulet rôti, du porc braisé, de la salade de pomme de terre, des petits pois au lardons, du dombré d'écrevisse, des tartes salées, des tartes sucrées, des gâteaux, des fruits, des limonades, du jus de groseille, du rhum, des punchs et cetera.

Shakur et moi nous assîmes sur un ballot de paille aux cotés de Pa et Ma. La grange était pleine à craquer et ceux qui n'avaient pas pu trouver de place, s'asseyaient où ils pouvaient.

-Bien Vini frè é sè. Ancêtres nous pas oubliés Papa bon Dieu nous, lè zhommes blancs déchouqué yo di terre natale yo. Yo payés d' vie yo, pour montrer nous comment l' servir et l'honorer dans l' pays de note exil. En soir Obawa, là zétoiles lignés dans l' ciel, nous qu' à rende hommage à ancêtres nou courageux. Nou pas bliés que yo c'est lien puissant qui relié nous tous jourd'hui!

Une mélopée accompagnée de percussions s'éleva parmi les esclaves. Le vieil homme vêtu d'une ample blouse blanche qui avait parlé se plaça au centre de la grange et se lança dans une danse lente et rythmée.

-C'est qui demandais je à Shakur

-C'est le vieux Mosis. Il est prêtre de Obawa. Il interprète les signes du ciel qui concernent notre peuple et demande l'intervention du surnaturel.

La musique gagnant en intensité, des hommes, des femmes et des enfants se levèrent tour à tour pour danser. Certains se jetaient par terre en transe avec force cris tandis que d'autres restaient prostrés dans les pleurs. Après les chants et les danses qui continuèrent un bon moment, plusieurs prirent la parole, soit pour évoquer le souvenir d'un défunt, soit pour donner un témoignage ou raconter une anecdote, parfois amusante parfois triste. Ce soir personne ne gardait le silence tête baissée. Nous n'étions pas dans un lieu dangereux où on nous menaçait de nous fouetter pour un oui ou pour un non. Ce soir nous étions entrain de vivre tous ensemble un moment de pure liberté où nous pouvions enfin respirer librement. 

J'assistai au spectacle fascinée, partagée entre l'envie de chanter, danser ou raconter mon histoire et celui de rester assise aux cotés de ceux que je considérais désormais comme ma famille.

Beaucoup plus tard, le vieux Mosis fit une prière, nous exhortant à ne pas oublier que pour nous autres, la mort n'est qu'un simple passage qui mène aux pâturages de la vraie liberté. Que nous ne terminons nos jours sur cette terre que pour revoir les parents et les amis que nous avons tant aimés et pleurés et qu'au sein du repos et de l'abondance, nous serons à nouveau réunis avec eux pour ne plus jamais nous quitter. 

Des larmes inondèrent mes joues au souvenir de mes parents assassinés et de Maé dont je n'avais aucune nouvelle. Il me manquait, terriblement. Personne ne connaissait mon histoire, ni ne savait que j'avais un frère qui avait été vendu dans la même ville que moi et qui avait juré de me retrouver. Sans savoir pourquoi, c'était un secret que je voulais garder enfouit tout au fond de moi. Une force m'empêchait de le dévoiler, à quiconque. 

Shakur voyant la tristesse m'envahir, me blottit conte lui en m'embrassant sur le front. Après plusieurs autres belles paroles, Mosis bénit tout le monde ainsi que tous ceux qui étaient restés au quartier, et mit fin à la cérémonie. Des petits groupes se formant au gré des affinités, se dispersèrent ça là hors de la grange pour se restaurer. J'étais assise en compagnie de Pipa et Mabel sur un ballot de paille entrain de finir mon assiette de dombré d'écrevisses quand Shakur se penchant vers moi, chuchota.

-Viens.

-Mais tu n'as pas encore manger!

-Je n'ai pas faim.

-Comment peux tu ne pas avoir faim après avoir autant danser?

-Puisque je te le dis. Allez viens, dit-il en m'entraînant à sa suite.

J'eus juste le temps de déposer mon assiette et de boire une gorgée d'eau fraîche, sous le regard contrarié de Mabel qui nous fixa jusqu'à ce que nous passions la porte. Nous marchâmes jusqu'à une clairière avec pour seule lumière la lune entourée de ses étoiles. Une légère brise se levant, Shakur m'entoura l'épaule de ses bras afin de me réchauffer. Tout était calme. Charmée, je levai les yeux et regardai le ciel. L'astre qui régnait sur la nuit était si gros qu'il semblait que je pouvais le toucher simplement en tendant la main.

-Sais-tu qu'une étoile guide les esclaves en fuite?

-Non, dis-je intriguée. Comment c'est possible?

-Ils suivent celle-ci, on l'appelle l'étoile polaire mais dans nos chansons c'est l'étoile du Nord.

-L'étoile du Nord...

-Oui, c'est elle qu'on suivra quand on s'enfuira.

Ces paroles me donnèrent des frissons sur tout le corps. Shakur le ressentit et se colla d'instinct contre moi. Mon dos était contre son torse et je pouvais sentir la force de son désir contre mes reins et les battements précipités de son cœur. Il battait vite, fort, il battait pour moi, je le savais. Il me huma profondément et me retourna. Et avant que je ne puisse réagir il m'embrassa comme si sa vie en dépendait. Ses lèvres étaient douces et avaient la saveur du jus de groseille. Lorsqu'il tenta de glisser sa langue entre mes lèvres, je le repoussai. 

L'espace d'une seconde, je me dis que partager son baiser pourrait être si simple. Après tout, il était beau, grand, avec sa peau caramel, ses yeux dorés comme le miel et ses longues tresses qui tombaient dans ses reins. Mabel mourrait d'attirer son attention, en vain. En plus de cela il était gentil, bon, loyal et courageux. Mais je ne ressentais pas pour lui ce qu'il semblait éprouver pour moi. Je l'aimais certes, mais comme un frère. Au même titre que Maé. Et ce ne serait pas juste pour lui que je lui laisse croire le contraire. 

Sans compter que son baiser me laissait froide comme le marbre. Pire, il avait déclenché en moi un torrent de souvenirs qui, surgissant comme une vague contraire me frappa en pleine face. Le baiser que j'avais échangé dans ma chambre avec Mr Salvor me revient en mémoire avec la force d'un coup de poing dans le ventre. Toutes les sensations que j'avais éprouvé à ce moment là s'imposèrent à moi comme une évidence. Ses lèvres cruelles et sensuelles qui donnaient autant qu'elles réclamaient. Le désir qu'elles avaient suscitées en moi et le manque d'elles qui me ravageait, chaque nuit. Le poids de son corps sur moi. Son odeur qui m'obnubilait. La force de son désir qui revendiquait mon corps et même mon âme, alors même que tout nous opposaient.

Mr Salvor s'était insidieusement glissé dans mes pensées.

Je le pouvais le voir. Je pouvais sentir, cette force étrangement puissante qui semblait vouloir nous entraîner l'un vers l'autre, malgré nous. Posant mes paumes à plat sur le torse de Shakur je le repoussais.

-Shakur, je suis désolée mais...je ne t'aime pas...pas comme ça.

Je vis le sang déserté son visage comme la marée qui se retire.

Un gémissement plaintif s'échappa de ses lèvres et en deux enjambées, il était déjà dans les sous bois.

-Shakur...attends! Criai je.

En vain.

YsaéOù les histoires vivent. Découvrez maintenant