Chapitre 62

80 12 25
                                    


Ysaé


C'était jour de lessive.

Lever au pipiri chantant, Delly et ses des trois filles œuvraient telles des abeilles dans une ruche. Elles avaient pour taches de trier le linge avant de le mettre à tremper dans le cuvier remplit d'eau bouillante afin d'éliminer un maximum de crasse. Ensuite elles vidaient le cuvier et une fois le linge refroidit, le frottaient sur une planche incliné en l'arrosant régulièrement avec de l'eau savonneuse aromatisé à la lavande ou au thym. Après l'avoir rincer avec de l'eau froide et propre, elles «battaient» le linge pour en extraire le maximum d'eau avant de l'étendre pour qu'il soit séché. Tout ce travail était fastidieux et harassant et leur donnait de multiples callosités aux mains. Une fois le linge sec, Delly et ses filles le repassaient avec des fers coco-nèg et l'entreposaient sur les étagères dans la buanderie après les avoir soigneusement plier.

Les bras chargés du linge propre destiné au cabinet de toilette de Mlle, j'inspirai en refermant la porte de la buanderie derrière moi. Dos contre le panneau de bois, je rejetai les épaules en arrière et déroulai ma nuque pour tenter de relâcher la pression des derniers jours. J'étais à bout. Je dormais mal. Contrainte de me tourner et me retourner dans mon lit, je scrutais le vide jusqu'à ce que l'aube apparaisse. Mon paquet coincé sur la hanche, je m'apprêtais à regagner la grande maison lorsque j'aperçus Shakur qui se dirigeait vers le hangar à tabac. Il marchait d'un pas raide. Sa chemise crème tombait sur son pantalon marron dont l'ourlet effleurait ses chaussures en cuir brun foncé. Couleur qu'il était le seul esclave sur toute la plantation à porter. Sa cascade de tresses se balançait librement dans son dos, effleurant ses reins.

Nous ne nous étions pas reparler depuis Obawa. La seule fois où nous nous étions croisé c'était hier, dans la cuisine, quand la grosse Betsy m'avait demandé d'aider à servir les rafraîchissements pour Mr Salvor et son oncle. Et là, il me m'avait même pas adressé un regard. Je décidai de l'interpeller. Il me manquait. Trop. Et j'étais si attachée à lui que j'étais prête à tout pour le convaincre de m'adresser à nouveau la parole.

-Shakur?!

Il se crispa. Et un silence de mort se fit alors qu'il rivait sur moi ses yeux aussi dorés que le miel de mon pays. Il ne me rendit pas mon bonjour quand je me postai devant lui, ni ne me posa de question, se contentant de me regarder, un masque impassible figé sur son visage. Il était si froid que cela me glaça, et je pris brutalement conscience que je l'avais blessé au-delà de ce que j'imaginais.

-Arrête de faire ça, soufflai je.

-Arrête de faire quoi, Ysaé.

Il avait dit ça platement, me fusillant du regard comme si il voulait que je tombe raide morte à ses pieds.

-Arrête de m'ignorer! Hurlai je en éclatant en sanglot.

Prise d'hystérie, je balançai le paquet que je tenais à la main et lui labourais le buste de mes poings.

-Arrête ça, arrête de faire ça! criai je.

J'en avais plus qu'assez. Son absence et son indifférence faisaient trop mal. Je l'aimais. Peut-être pas comme il le souhaitait mais je l'aimais. Et il me manquait. Terriblement. Mes poings se refermèrent sur sa chemise alors que prise de vertiges, je m'écroulais contre son torse. J'étais sans force à cause de toute cette tension et aussi à cause du manque de nourriture car cela faisait des jours que je ne m'alimentais mal. 

D'instinct, il passa sa main à l'arrière de mon crane et me plaqua contre lui.

-Pardon pardon pardon pardon pardon pardon...scanda t-il en me serrant dans ses bras de toutes ses forces. Je te demande pardon.

YsaéOù les histoires vivent. Découvrez maintenant