Chapitre 39

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Ysaé


 Il faisait sombre lorsque je m'engageai dans le couloir sur la pointe des pieds. J'avais du mal à dormir à cause de ce qui s'était passé à Debourg. La vente des esclaves, l'intriguant réseau de fugitifs de Shakur, les horreurs qui se passaient dans les autres plantation dont je n'avais aucune connaissance, les révélations sur Mr Salvor et le fait que pour la première fois il s'était adressé à moi comme à un être humain, sans compter Mademoiselle qui m'avait raconter sur le chemin du retour que même si tout avait semblé parfait, son déjeuner chez les Wheeler avait été une véritable catastrophe. Que Mr Salvor et elle n'étaient pas les seuls invités. Et que malgré le chapelet de gentillesses que Mlle Felicity lui avait débité tout au long de la journée, elle ne s'était pas gênée pour se moquer de son handicap avec ses cousines. Voir en plus de cela ses péronnelles poser leurs yeux sur son frère en retenant leur souffles avait été un véritable calvaire. Que Mr Salvor était le célibataire le plus convoité de Palanques mais qu'il ne semblait pas s'en rendre compte. Était-il idiot à ce point, ou inconscient?

Apparemment elle attendait une réponse. Alors je lui demandais s'il y avait une  différence entre idiotie et inconscience. Elle poursuivit après un instant d'intense réflexion en disant que, justement en parlant de différence, l'indifférence que son frère avait manifesté à l'égard de ces pimbêches ne les avaient pas rebuter un instant et semblait même l'avoir rendu encore plus attirant à leurs yeux. 

Tout ce méli-mélo tournait en rond dans ma tête et m'empêchait de trouver le sommeil. Je drapai donc un vieux châle sur ma chemise de nuit et traversai la cuisine qui était calme et déserte à cette heure de la nuit. Je pris soin de ne pas faire de bruit car je n'étais pas censée sortir aussi tard.

Car tu n'étais pas censée sortir tout court!

Une fois à l'extérieur, j'empruntai le sentier qui menait au jardin. L'air frais me fit du bien. Après quelque minutes de marche, je longeai la serre où poussait l'assortiment de plantes médicinales de Ma, pour m'arrêter sous l'énorme vieux marronnier qui trônait au beau milieu de la pelouse. Levant les yeux vers le ciel, je regardai les étoiles scintiller.

-Amma, appelais-je.

-Je ne crois pas que Amma puisse t'entende.

Je bondis de surprise, une main plaquée sur ma poitrine. Mr Salvor assis contre le tronc de l'arbre, un coude posé sur un genoux m'observait. L'ombre du marronnier sous le relief de la lune m'avait empêcher de le voir plus tôt. Il se leva et approcha, m'obligeant ainsi à admirer la beauté de son visage.

-Que fais-tu dehors?

-Je...je n'arrive pas à dormir...maître, répondis-je essoufflée.

Une brise légère s'engouffra sous le marronnier. Son parfum de cèdre et de bois de santal que je m'interdis d'inspirer profondément, se répandit dans l'air.

-Qui c'est Amma?

-Ma...mère, répondis-je.

-Pourquoi tu l'appelle dans les étoiles? Elle est morte?

Je hochai la tête, incapable d'articuler un mot. Il m'observa un instant puis alla se rasseoir contre le tronc de l'arbre. J'étais sur le point de rebrousser chemin lorsqu'il exigea de sa voix grave.

-Assis-toi.

J'obéis en m'asseyant dos contre l'arbre. Je sentais la proximité de son corps. C'était à la fois pesant et confortable, ce qui me troubla plus que je ne saurais le dire. Je l'observais à la dérobée contracter sa mâchoire sans arrêt.

-Quelque chose vous préoccupe? Demandais-je après un lourd silence.

Les mots avaient jailli de ma bouche avant que je n'ai eu le temps de les retenir. Non mais quelle idiote! J'étais son esclave et lui mon maître. Il me l'avait prouvé de biens des façons, donc je n'avais aucun droit de lui poser une question aussi indiscrète. Il poussa un soupir las et passa sa main dans ses cheveux pour les serrer avec une extrême vigueur, comme si il voulait se faire du mal.

-D'où viens-tu? demanda-t-il au lieu de répondre à ma question.

Même dans la pénombre, je pouvais ressentir l'intensité de ses yeux acier sur moi. Je n'avais aucune envie de lui dire quoi que ce soit me concernant. Me remémorer ma vie d'avant? Lui décrire la beauté naturelle de mon île, l'hospitalité légendaire de mon peuple, l'amour de mes parents et l'horreur de leur assassinat? Hors de question que je partage cela avec lui. Il n'avait pas le droit de me connaître, d'entrer dans mon intimité, ni dans mes pensées. Lui et son peuple m'avaient réduite en esclavage. A leurs yeux n'étions-nous pas que des animaux? De quel droit me demandait-il une chose pareille? Je me relevai soudain, une colère froide m'envahissant.

-Puis-je rentrer maître? Lâchais-je la gorge nouée.

Il pouvait me punir, me fouetter ou même me marquer à nouveau, pour ce que je n'en avais à faire! D'un bon il se matérialisa devant moi. Et là je me noyais dans son regard qui paraissait bien plus humain que ce que j'avais pu voir auparavant, chez lui. Quelque chose le tourmentait. Et la souffrance qui irradiait à travers ses pupilles glaciales, le métamorphosait en une toute autre personne. Nous restâmes là à nous jauger en silence. Un silence pesant qu'il finit par rompre.

-Moi aussi, j'ai perdu ma mère. Brutalement.

Il était si près que je voyais sa chemise bouger sous les pulsations de son cœur.

-Reste.

En apnée de longues secondes, je tentai de respirer de nouveau par à-coups. Je savais très bien ce qu'il endurait. Je connaissais les affres qui vous déchiraient l'âme lorsque quelqu'un que vous aimiez vous était arracher subitement, de surcroît sous vos yeux. Alors succombant, je repris ma place à ses cotés.

Nous demeurâmes là sans rien dire. A regarder les étoiles. A écouter nos respirations haletantes. Chacun gardant pour soi les secrets de ses souvenirs. Je n'eus aucune notion du temps passé. Ce fut seulement lorsque les pipiris gazouillèrent, que je me réveillai en constatant qu'il faisait jour et que j'avais passé toute la nuit sous le vieux marronnier. 

YsaéOù les histoires vivent. Découvrez maintenant