Chapitre 19 (1) (corrigé)

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Entre chiens et loups

« La vérité pure et simple est très rarement pure et jamais simple. »

Oscar Wilde


Une étrange fumée blanche s'échappait d'entre les lèvres froides de Jane, et venait se perdre dans le smog londonien. Au-dessus de sa tête, le ciel piqué d'étoiles s'étendait comme un océan sans frontière, lui donnant un vertige saisissant. Elle passa nerveusement une main fraîche dans la masse de sa chevelure, qui s'écroulait en cascade sur ses épaules laiteuses. Sa vue, troublée par la nuit, décrivit un cercle autour d'elle, jusqu'à rencontrer en lettres noires la pancarte du magasin de pompes funèbres de Mr et Mrs Zhang. L'écriture semblait dégouliner, telle des larmes de boue sur le bois décrépit de la pancarte. À cet instant, une brise douce bien que glaciale glissa sur les courbes de sa peau, comme pour lui signifier qu'elle n'était pas seule, elle en a frissonna. Des hommes mal vêtus passèrent près d'elle sans la voir dans la ruelle, leur rire gras la fit sursauter et elle éclaboussa le blanc immaculé de sa robe quand ses pieds nus rencontrèrent une flaque d'eau sale. Enfin elle sut qu'elle rêvait quand le chant funèbre du corbeau arriva jusqu'à ses oreilles.

La jeune fille observa l'animal tourner au-dessus de sa tête, vautour en quête de sang frais, avant de se poser sur le toit du magasin. Ses billes noires se posèrent sur la demoiselle avec curiosité, avant de pousser un nouveau croassement strident. Jane fronça les sourcils. « Encore toi ! Oiseau de malheur ! » Il fallait s'attendre au pire. La présence du volatile ne présageait rien de bon à chaque fois que ce dernier s'invitait dans ses songes.

Elle fit volte-face lorsque le bruit lancinant des talons claquant contre le pavé s'approcha, régulier comme le tic-tac agaçant d'une horloge.

Une jeune femme passa tout près d'elle sans lui accorder un regard, comme si elle n'avait jamais existé. Jane avait la désagréable sensation d'être un de ces esprits errants qui hantaient les vivants sans jamais pouvoir les toucher, privés de chaleur humaine, coincés dans un épais brouillard pour l'éternité. Les belles boucles d'ébènes imprégnées de parfum bon marché et de tabac froid se balançaient dans le dos de la jeune femme. Sur son visage de poupée, ses joues rouges devaient leur couleur à autre chose que le froid. Fredonnant d'une voix douce, elle était la seule source de lumière dans cette nuit obscure. Un pauvre châle de laine posé sur ses épaules, elle dépassa Jane sans y prêter attention.

Sa démarche chaloupée faisait onduler la nuit, et ensorcelée par cette indolence, Jane se mit en tête de la suivre. Chose qu'elle fit jusqu'à ce que la belle fille de mauvaise vie ne s'arrête devant un bâtiment miteux. De la lumière perçait à travers les rideaux de pourpres, des éclats de rire lui parvenaient, une odeur incommodante de parfum bon marché chatouillait ses narines. Sur la devanture figuraient en lettres voluptueuses : La Maison du Lys. Une lanterne rouge pendait lascivement près de la porte, indiquant le caractère licencieux de l'établissement, bien qu'il ne suffise que d'un regard pour en deviner l'exacte nature. Brillant de sa faible lumière, elle perçait le voile brumeux, guidant comme un phare dans la nuit tous ceux désireux de courtiser le désir.

Cependant Jane fit brusquement halte, et sentit le rouge lui monter aux joues quand sous ses yeux la courtisane embrassa un homme à pleine bouche avant de s'engouffrer dans ce paradis des sens. Ce baiser intense l'avait troublée, sans doute parce que même dans ses rêves les plus fous elle n'aurait pensé qu'il était possible de s'embrasser de la sorte, avec tant de fougue. Et pourtant, ne s'était-elle pas laissée tenter une fois par le diable elle aussi... ? Elle dévisagea la bâtisse, inquiète de ce qu'elle pourrait y trouver. Était-elle seulement capable de faire fit de sa naïveté sans détourner le regard ? Après tout, elle n'était pas censée savoir ce que l'on faisait dans un lupanar...

Les Chroniques Infernales- Le réveil du LéviathanOù les histoires vivent. Découvrez maintenant