Le bal des chimères
« Accourrez, le temps vole,
Saluez s'il vous plaît,
L'orchestre a la parole
Et le bal est complet. »
Marceline Desbordes-Valmore, La danse de la nuit
Plus la calèche s'approchait de sa destination, plus les mains de Jane tremblaient. Elle triturait entre ses vieux gants blancs sa fausse invitation. En silence, elle se répétait sa fausse identité à s'en torturer le cerveau ; « Je suis Theresa Allison Millers. Fille de Charlotte et Richard Millers. Je viens de Chicago où j'ai rejoint le cousin de mon père sir Edward Raphaël Cordwell. » Elle prit une profonde inspiration. « Quels noms à rallonge ! » Dans cette affaire les jeux de rôles n'étaient plus inédits, bien que le pavé boueux de Whitechapel soit inquiétant, elle pouvait toujours trouver du réconfort dans le smog londonien, une certaine complicité pour la dissimuler dans la nuit. Ici, sous les lumières éclatantes des candélabres, elle se sentait trop visible, trop nue aux yeux de tous. Seigneur et si elle faisait un faux pas ?
Se frotter à la fripouille de l'East End était une chose, s'en prendre directement à ceux qui tiraient les ficelles, voilà un jeu bien dangereux. Jane craignait d'y laisser des plumes. Elle jeta un coup d'œil à son partenaire, le menton baissé, les yeux fermés, il semblait s'être assoupi. Jane songea que c'était la première fois qu'elle le voyait ainsi, détendu, se laissant aller aux soubresauts tranquilles de leur calèche. Il avait l'air si paisible dans son sommeil... Cette fureur et cette méfiance semblaient l'avoir déserté alors qu'il se donnait corps et âme à ses rêves... Ou à ses cauchemars. La jeune fille se demanda quelles chimères peuplaient l'inconscient de Will.
Jane écarta un des rideaux de la calèche. Elle jeta un coup d'œil et constata qu'ils étaient sur un chemin très étroit qui les conduisait au château imprenable de lord Stanbury, perché au sommet d'une colline rocailleuse. Dominant impérieusement le ravin au-dessous de lui, Jane eut le souffle coupé par le spectacle fantastique qui s'offrait à ses yeux gourmands. La lumière irradiait des fenêtres du château, soulignant les rochers aiguisés qui soutenaient la bête de pierres et de ronces. Dans l'aura pâle de la lune, les contours aiguisés du château se découpaient dans la nuit d'encre. Elle fut tout de suite subjuguée par le charme romanesque qui émanait de la scène. Elle avait l'impression de se retrouver dans un roman d'Edgar Allan Poe, ou de Wilkie Collins. Mieux encore, il lui semblait qu'elle se rendait au Château d'Otrante, et qu'un certain Frankenstein hantait les caves du château. Que le vampire de John Polidori l'observait depuis un balcon, ou que l'âme en peine d'un revenant déambulait dans une galerie pleine de tableaux extraordinaires.
Malgré la beauté enchanteresse de ce spectacle, elle se surprit à chercher un autre chemin, une éventuelle porte de sortie, juste au cas où... Un autre reflexe devenu une seconde nature chez elle grâce aux conseils de Will. Bien qu'elle ne doutât pas des capacités de défense de son partenaire, un mauvais pressentiment refusait de la lâcher depuis qu'elle était montée dans cette maudite calèche. Le malaise s'accrut quand elle constata qu'il n'y avait que deux issues pour fuir : le chemin par lequel ils arrivaient, ou bien un plongeon dans le vide... Jane avait une préférence pour la première option.
Mais le hasard faisait les choses bien pour une fois, les masques étaient une excellente opportunité, ils leur permettraient d'observer en se fondant dans la masse... Il n'y avait donc aucune raison pour que cela se termine mal, n'est-ce pas ?
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Les Chroniques Infernales- Le réveil du Léviathan
Historical FictionAngleterre, Londres 1888. De nombreux meurtres étranges se succèdent dans les ruelles sombres de Whitechapel. Les victimes sont toutes des prostituées, assassinées puis mutilées dans une barbarie extrême. Les médias s'enflamment et surnomment l'assa...