Lorsque la porte métallique s'ouvrit, le policier Ayre entra en sifflotant, manches retroussées, une barre de fer à la main. Il se figea lorsqu'il vit son compagnon ligoté sur la chaise et inconscient à son tour, Sam Ayre se précipita vers lui sans se douter une seconde que Jane, qui s'était planquée derrière la porte, en profiterait pour filer. Elle referma la porte métallique et la bloqua avec la barre de fer prévue sans doute à cet effet avant que le policier n'ait pu comprendre ce qui lui arrivait. Elle l'entendit hurler derrière la porte, mais elle s'élança à toute allure dans le couloir sombre, le pistolet du compagnon d'Ayre qu'elle avait lui dérobé alors qu'il était inconscient. Jane courut. Longtemps. Comme si sa vie en dépendait. Elle ne savait pas si cela était tout à fait le cas et elle s'en moquait éperdument. Elle ne serait soulagée qu'une fois barricadée dans sa chambre.
De longues minutes s'écoulèrent avant que Jane ne parvienne à se repérer de nouveau dans le dédale des rues de l'East End. Elle s'était trouvée enfermée dans une vieille usine désaffectée, et en sortir n'avait pas été une mince affaire. Elle avait beau être vaillante, son cœur galopait comme un cheval affolé contre sa cage thoracique, prête à exploser. Ses jambes la brûlaient, ses pieds lui faisaient mal, sa tête l'élançait et sa gorge était si sèche qu'elle avait l'impression d'avoir entièrement avalé le désert du Sahara.
La Tamise apparut enfin, si belle dans sa robe de saphir. Jane s'engagea sur le pont de Blackfriars et s'agrippa à la rambarde qui la séparait des profonds abysses. Elle respirait si fort que ses poumons se désagrégeaient dans sa poitrine à chaque bouffée d'air frais. Comme son cœur se consumait sous l'explosion de son angoisse. Elle serra la rambarde si fort que ses phalanges en blanchirent, la chair à vif de ses poignets incendia sa peau, l'obligeant à serrer les dents pour ne pas pleurer.
Elle leva la tête vers les étoiles cachées par les nuages pour se donner un semblant de courage. Cependant le ciel demeura muet, seul le remous tranquille du fleuve accompagna son souffle court. Le silence de la nuit avait quelque chose d'inquiétant, et à la fois si hypnotique qu'il encourageait Jane à se laisser aller au mouvement incertain de ses battements de cœur. C'était dangereux. Elle aurait voulu s'écrouler, ici, et s'endormir le regard rivé vers la voute céleste, bercée par la mélodie lancinante de la Tamise. Il fallait qu'elle se ressaisisse, elle n'était pas en sécurité. Ce fut difficile, mais elle parvint enfin à reprendre ses esprits ; les mains vissées à la rambarde du pont pour se soutenir, elle trouva malgré tout la force de quitter son observatoire et repris sa course jusqu'à chez elle.
Alors qu'elle approchait de sa chère maison, Jane remarqua une silhouette qui trottinait vers son domicile. La demoiselle ralentit sa course pour mieux scruter cette ombre qui se détachait dans l'obscurité mourante. Le spectre devait son aspect fantomatique à la longue cape noire qu'il portait sur ses épaules, la capuche rabattue sur sa tête. La silhouette était de petite taille, très peu imposante. Lorsque Jane vit cette dernière bifurquer vers sa propre maison elle n'y réfléchit pas à deux fois ; elle s'élança sur ses jambes douloureuses et bondit sur l'ombre. Quand la silhouette se rendit compte qu'un homme étrange lui fonçait dessus, elle déguerpit comme une gazelle avant de se retrouver plaquée au sol par son assaillant couvert de sang.
Le spectre se débattit comme un beau diable alors que Jane tentait tant bien que mal de le maintenir à terre lorsque soudain, sa capuche glissa, dévoilant des cheveux blonds.
Jane resta muette, la bouche grande ouverte, les yeux ronds quand elle reconnut le visage de son mystérieux fantôme. « Ce n'est pas possible... Béatrice ? » La femme de chambre contempla un instant son agresseur, comme si elle reconnaissait elle aussi Jane. Il n'y avait aucun doute possible, la cape de Jane avait disparu parce que Béatrice s'en servait pour ses petites escapades nocturnes ! Mais pourquoi diable l'employée des Blancksfair filait en douce aussi tard le soir ? Si Jane fut paralysée par ce nouveau coup de théâtre, Béatrice en profita pour repousser de toutes ses forces l'horrible personnage sale qui se tenait au-dessus d'elle. Elle poussa violemment Jane qui tomba sur les fesses, et se releva à la hâte pour courir à toute allure vers la villa de son employeur, refermant à brûle-pourpoint la porte dans son dos.
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Les Chroniques Infernales- Le réveil du Léviathan
Historical FictionAngleterre, Londres 1888. De nombreux meurtres étranges se succèdent dans les ruelles sombres de Whitechapel. Les victimes sont toutes des prostituées, assassinées puis mutilées dans une barbarie extrême. Les médias s'enflamment et surnomment l'assa...