Chapitre 19 (3) (corrigé)

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Un épais voile noir sans étoiles avait recouvert le ciel de Londres. En cette fraîche soirée après une journée de pluie, toute vie semblait avoir désertée les rues. La ville avait revêtu son manteau de brouillard, et se parait de mystère. La Tamise ne brillait pas, sombre et silencieuse, pas un remous ne venait troubler la surface lisse du fleuve qui couvait d'un œil inquiet, les quelques noctambules qui se penchaient à son bord.

Jane ferma ses rideaux. Elle alluma discrètement une petite bougie et se délesta de sa confortable chemise de nuit pour enfiler son costume d'homme. Pour parfaire le tout, elle usa d'une moustache postiche. Son apparence avait quelque chose de grotesque, de brouillon, comme si un peintre avait mélangé des couleurs qui n'allaient pas ensembles pour en sortir une drôle de teinte. Néanmoins elle comptait sur la nuit pour être son alliée, et priait pour que l'obscurité opère comme un charme. Dans les cuisines, elle se servit d'un peu de jus de betterave pour colorer son visage pâle, et déposa un peu de suie sur ses joues et son menton.

Nul besoin de jeter un œil à son reflet, elle était méconnaissable grimée ainsi. L'excitation était grisante, elle courait dans ses veines comme un étalon au galop. Était-ce ce que Jack l'Éventreur ressentait à chaque fois qu'il revêtait son costume d'ange de la mort ? Ou du moins ce qu'Adrian McColl ressentait, devrait-elle dire.

Une fois l'inspecteur parti, Jane avait quitté Nokomis et les Zhang précipitamment. Tout s'était imbriqué dans sa tête et semblait faire quasi sens. L'assassin de Judy, de Magdalena et d'Irène était gaucher. C'était une certitude, elle avait vérifié. McColl était gaucher, Jane l'avait vu de ses propres yeux. Ce sont nos actions les plus innocentes qui nous trahissent. Un mot ingénu, un geste naturel, et les masques tombent. Fini la mascarade. Adrian McColl venait tout juste de se trahir sans le savoir.

L'oncle de Jane fumait, et elle l'avait assez observé pour savoir qu'un fumeur garde toujours sa pipe près de soi, de façon à l'avoir aisément à portée de main. Or, preuve numéro une, s'il s'avérait que l'inspecteur McColl fût réellement droitier, alors sa pipe se serait trouvée dans sa poche droite, et non dans la gauche. Mais les similitudes ne s'arrêtaient pas là. Preuve numéro deux. Dès le début McColl avait appris que Jane s'intéressait de très près à Jack l'Éventreur. Elle ne s'en était jamais vraiment cachée, puisqu'elle avait proposé son aide et qu'on l'avait accueillie comme un chien dans un jeu de quilles. Il l'avait croisée plusieurs reprises en travers de son chemin, et il avait mené son enquête sur elle. La jeune fille n'était pas la nièce de n'importe qui, son oncle, le Docteur Henry Blancksfair avait participé à l'autopsie des victimes de Jack l'Éventreur en 1888 déjà ! Trouver son adresse pour s'introduire chez elle et y déposer la lettre était un véritable jeu d'enfant pour un individu qui ne fait qu'un avec la nuit. Preuve numéro trois : en tant qu'inspecteur principal sur l'affaire, McColl occupe une place de choix. En plus de se fondre dans le décor il a accès à toutes les informations, effacer ses traces ou orienter l'enquête dans la mauvaise direction ne lui demanderait que peu d'efforts. Son travail l'obligeait à côtoyer mort et coronaires, et Jane ne doutait pas une seule seconde de l'intelligence de l'inspecteur, ni de sa capacité à acquérir des compétences médicales. Et puis, pourquoi avoir fait appel à lui pour mener cette enquête ? Avec le retour de Jack l'Éventreur et l'effervescence qui a gagné Londres, il aurait été plus judicieux de faire appel à un enquêteur qui s'était déjà frotté à la légende. Pourquoi l'inspecteur en chef Frederick Abberline n'avait pas été mis sur le coup ? Et les détectives Henry Moore et Walter Andrews ? Décidemment, cela n'avait aucun sens. Will lui avait expliqué que McColl avait une excellente réputation, et un carnet d'adresse bien rempli surtout, il était désormais plus que probable qu'il en ait joué pour obtenir ce poste et ainsi veiller à couvrir ses arrières...

"Je ne crois pas au hasard" lui avait un jour dit Will. Jane ne pouvait que lui donner raison.

"William..." Sa disparition contrariait la demoiselle, car en y réfléchissant il se pourrait bien qu'il soit en danger. Travailler avec elle sur cette affaire, c'était devenir une cible pour l'inspecteur. Sans doute avait-il même compris que c'était Will qui avait subtilisé les lettres dans son bureau... Mais là encore c'était un petit désagrément que McColl pouvait tourner à son avantage : William O'Brien tombait à pic, il représentait le bouc émissaire idéal. Il était étranger, un Irlandais de surcroît ! La réputation des Irlandais n'était plus à faire, on leur reprochait leur sang chaud et leur goût pour la bagarre en plus de bien d'autres choses... Bien que Will n'ait jamais frappé qui que ce soit, devant Jane du moins. Ce que tout le monde voyait c'est qu'il avait été retrouvé sur les lieux du crime, et qu'il connaissait la victime en prime ! Jane avait lu dans les journaux qu'il n'était pas rare que les "tueurs en série", comme ils appelaient Jack, s'attaquent en priorité aux individus qu'ils connaissaient... Mais Will n'était qu'une canaille, au passé obscur, certes, néanmoins de là à l'imaginer assassiner sauvagement des prostituées... Et voilà qu'il s'évaporait dans la nature maintenant ! Pile au moment où Jane avait le plus besoin de lui pour prendre l'inspecteur la main dans le sac !

Les Chroniques Infernales- Le réveil du LéviathanOù les histoires vivent. Découvrez maintenant