CHAPITRE LXIII.

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         UNE

                   LIGUE

                                DÉMONIAQUE.

    Le déjeuner fut une parfaite réussite tant sur le plan culinaire que sur l'ambiance. Tous les présents firent honneur et aux plats de choix servis et à la discussion animée et continuellement relancée sans aucun moment de vide ni de silence oppressant. Selon les aveux de chacun, personne n'avait passé d'aussi agréables moments depuis des éternités. En apothéose à une rencontre select, Raoul proposa à Wendy de jouer de l'harmonica pour  l'assemblée constituée par l'ensemble de leurs convives. Une telle proposition se fit au grand étonnement de tous car aucun d'eux ne lui soupçonnait un tel don. Wendy fut assez contrariée par une telle invite étant donné la connaissance de son grand-père de son souci de se conserver certains talents secrets. Pour elle, jouer de l'harmonica constituait une cure, un besoin de se ressourcer, une sorte de méditation en vue d'une introspection, un vidange de sa pensée,... Dessiner, travailler le bois, courir en pleine nature  s'escrimer sur un sac de boxe dans sa salle privée de sport,... étaient SES activités, les SIENNES propres sans nul besoin de les partager avec quiconque. Et surtout, pour l'harmonica ! Peut-être était-ce à cause des conditions dans lesquelles elle avait appris à y jouer.

   Certains souvenirs avaient beau lui être fort désagréables, elle ne pouvait point prétendre les occulter parce que même si elle cherchait à ne pas en parler, elle ne pouvait point forcer sa mémoire à ne pas  s'en souvenir, ni à les lui rappeler malgré ses tentatives de les reléguer au fin fond de son esprit. Au grand institut des arts, vers ses dix ans, elle avait fait la connaissance d'une fille de son âge, nouvellement inscrite, qui avait choisi comme elle de suivre des cours de danse classique et d'harmonica.

    Shady.

    Oui, c'était un prénom qui l'avait intrigué sur le moment. Une petite fille menue et fragile. Dans le plein sens du terme. Une peau diaphane. Des cheveux noirs. Des yeux immenses. Pleins de tristesse. Cette tristesse suintait de chaque pore, transparaissait à travers chaque mot, chaque mouvement... Quand il s'agissait de morceaux chargés de chagrin, Shad les exécutait avec un brio indiscutablement réussi. Comme elle-même vivait des moments difficiles chez elle avec son prétendu père et son prétendu neveu, elle avait appris à déceler la peine des autres. Contrairement à elle qui avait une personnalité prudente et réservée, Shady ressentait ce besoin constant, et inné, en présence de personnes réceptives, de faire semblant d'être gaie. Jouer le rôle de l'enfant heureuse malgré cette latente tristesse la submergeant était devenu une seconde nature, un souci constant. Wendy, avec son intuition, avait compris son chagrin et son besoin de lever le masque afin d'extérioriser ce bloc qui lui oppressait la poitrine l'empêchant de vivre pleinement son enfance, son début d'adolescence et de profiter des meilleurs moments de cette phase conditionnant son devenir. Consciente de son malheur, refoulé, Wendy se montrait attentive à l'écoute du moindre signe de détresse. Elle n'avait pas eu à attendre longtemps.

   Un jour, après leur entraînement, où Shady s'était montrée distraite et presque absente d'esprit, toutes les artistes en herbe avaient eu à aller se doucher. Shad était restée la dernière. Elle trainaillait faisant semblant de s'emmêler dans les rubans de ses ballerines, à s'extraire de son juste-corps trop seyant, à défaire sa tresse maintenue par des pinces... D'habitude, elle s'empressait de sauter sous la douche et de faire un brin de toilette express. On l'avait même surnommée " Lave vite". Wendy s'était doutée alors que quelque chose n'allait pas. Désireuse de l'aider, elle s'était elle aussi attardée en faisant semblant de se masser une cheville assez sensible et ainsi avait réussi à rester en tête à tête avec Shady. Dans la douche à côté, elle l'avait entendue pleurer. Des sanglots étouffés pour commencer, puis se fut au tour des hoquets. De vrais hoquets qui lui déchiraient la gorge. Apeurée par tant de chagrin, Wendy s'était hâtée d'enrouler une serviette autour de sa poitrine et de frapper à la cabine de celle de Shad, mais en ne recevant aucune réponse, elle avait ouvert la porte et était entrée pour se retrouver face à un effroyable spectacle. Assise à même le carrelage, sous la douche, avec les jambes repliées et les genoux entourés de ses bras, Shad avait posé sa tête sur ces mêmes genoux et pleurait à apitoyer le cœur le plus endurci. Sa peine faisait peine à voir et Wendy s'était sentie comme transpercée par autant de malheur surtout vécu par une petite fille normalement vouée à rire, s'amuser et profiter de ses moments de loisir.

UNE FILLE PAS COMME LES AUTRES. TOME I. (TERMINÉ). Où les histoires vivent. Découvrez maintenant