Il y aurait enfin, à la dernière époque de ma vie, ou plutôt à l'ultime prémisse de l'agonie où la vieillesse, très bientôt, ne serait plus qu'une faiblesse subie, au moment des égoïsmes les plus légitimes et des abandons sans rancune de se « concerner » encore pour ceux qui peuvent à présent s'entretenir sans mon soutien, au grand débarras du peu de solidarité qui m'a impliqué, la place pour la bonne souffrance naturelle, pour la pleine santé de la fatigue physique, pour les longs efforts corporels éprouvant logiquement les muscles et les os – c'est ainsi qu'en brave il faudrait toujours entendre le voyage, un endurement de retour à la source, une contrainte pour se rappeler l'existence, une réinitialisation des valeurs, à commencer par le travail véritable de la saine usure de ce qui est fait en l'anatomie pour servir et s'endurcir. Risquer son endurance, affronter ce pour quoi la physionomie est bâtie, aller franchement au péril barbare, consentir à la violence, emporter contre soi, tout prêt à les utiliser, des armes cachées, se ressouvenir de ce qu'on est quand on échappe aux contingences du monde et des règles sociales, sans crainte de perdre ou de péricliter. J'irais où les pillards ont le plus de chance de me vouloir nuire, afin de me confronter et d'éprouver le rictus de qui a le goût du sang et sait étonner par ses sursauts performants, consentant à l'ordre hiérarchique des existences, admettant qu'il faut mourir mais non sans une surprenante lutte, ne se résolvant pas à disparaître. Aller à la vigoureuse mort avec l'intention de défendre chèrement sa vie ; rire d'avance du beau combat qu'on précipitera même si l'on doit succomber – combien de gens chez nous sont roués chaque jour sans avoir tenté un coup ou une défense !
(On a perdu jusqu'au réflexe de frapper son agresseur, et c'est comme si jusqu'à la mort on souhaitait premièrement ne point agir de façon insociable qui pût nous être reprochée : on préfère être victime dans son droit et ne pas déparer de sa passivité conforme, honnête homme qui s'est laissé faire comme il devait jusqu'au tombeau parce qu'il s'est fié à la justice de son pays ; ainsi, on permet au bourreau dans la certitude qu'un procès le rattrapera – une telle foi est essentielle au Contemporain, lui est un paradigme et une consolation, c'est la croyance qu'il existe un « dieu » qui rattrapera à sa place tous préjudices qu'il subit des hommes, dieu nommé « Mon-bon)droit » qui se convoque en ne faisant surtout rien d'extraordinaire par le sentiment seul de sa normalité, au même titre qu'on en est venu à sentir, quand un véhicule fonce sur le sien, qu'il vaut mieux ne pas dévier de sa trajectoire pour ne pas quitter la route hors des lignes blanches, ce qui vous mettrait en tort.)
Ici, on ne ressent plus la vitalité du corps ; on est juste fatigué des intermédiaires comme les écrans ; on est épuisé de tête ou l'on a mal à la tête ; les mœurs policées font des langueurs qui ne sont pas être parce qu'on éprouve trop constamment l'excès de vivre. On n'a pas assez commencé à vivre par l'exister : on a débuté dans l'ordre anachronique, antigénéalogique, par le confort. On était habillé avant d'avoir enduré le naître.
Je n'ai pas dû tuer en moi la paresse d'agir, ayant encore redouté de sacrifier quelque petite chose : chez nous, il faut toujours s'obliger à la peine, s'imposer une intempérie d'où l'on ne peut plus sortir rien qu'en éteignant la télévision ; on bronze chez nous, on ne devient jamais coriace. Et donc : marcher avec une face de morgue impassible, dur, sérieux, pénible, par degrés jusqu'aux lieux sauvages où la cruauté amorale donna autrefois les attributs formidables d'un roi magnifique, avancer sans faillir sur des pistes et dans des jungles, déterminé quoique sans but hormis le mal, mal au sein duquel le moindre-mal est un repos, mal qui est une jouissance de se sentir exister, s'enfoncer dans l'ardeur de manière que le mollet et la cuisse durcissent comme l'acier, prendre enfin plutôt que « recevoir » ce qui rend fort, vigilant aux signes et aux provocations, conservant le meurtre tout aux bords des mains, frapper et oser tuer dans le doute, régression extrêmement avisée car il faut observer vite et se tendre en réflexe. Rendre impérieux le trajet entre deux escales et selon telle durée, s'imposer ainsi de l'épreuve, quoique sans jamais tendre au calvaire ou à la mortification, d'ailleurs bien équipé et rationnel, faire de l'étape une contention logique et efficace.
C'est cela, pour moi, le suprême voyage : non pas s'oublier dans l'indolence d'un autre repos qui n'est qu'une continuation ou qu'un renouvellement apaisé de la vie moderne normale – il n'y a rien à découvrir ailleurs, il n'y a toujours qu'à découvrir en soi – mais ne plus pouvoir s'ignorer en rien, recentrage, retour primal à soi, centripète jusqu'aux fonctions physiologiques. On recouvrerait enfin de la puissance réelle dans le nécessaire entraînement des sens et de la force, ainsi qu'on voit des artisans qui, toute leur vie, ont enduré des postures douloureuses et gardé une santé fondamentale, du moins, à cause des répétitions de gestes cruels, un athlétisme patent, une vraie conservationd'homme. Au terme d'une telle journée, sous un ciel cuisant, impassible aux terres rouges, aux mers gracieuses, aux petites chèvres, indifférent à l'image de la virilité, s'arrêter, au soir, les membres usés, et, peut-être, au carnet racorni et sali, inscrire, au seul quart d'heure de confiance quotidien, des vers pour soi, rendant compte d'une espèce de poétique horreur dont la teneur inédite se situe en la supérieure beauté de l'homme – pas de la femme. Ne pas contempler au pittoresque de paysages ou de tribus, à des couleurs et des aplats, à des interprétations issues toujours d'un très petit nombre de mœurs, mais exhaler de l'être la sensation d'abondance poussée à une extrémité, abondance de moyens, abondance de vigueur, abondance de vie. Qu'un poème ne soit pas que recopiage de visions orientées. Que l'existence ne se contente plus de rendre l'effort le moindre, mais l'effort le plus exténuant, pour mesurer son étendue. Qu'un voyage ne soit plus une excuse pour s'octroyer une énième facilité – qu'y aurait-il à fuir ici qui ne serait pas déjà d'un parfait lénifiant plaisir ? – mais un défi de survie nécessitant la substance de soi la plus exacerbée et sensible, la plus aiguisée – s'identifier alors, reconnaître enfin le soi ultime, profond, asocial, que la vie occidentale ne révèle pas, qu'on n'a jamais exprimé, et non pas encore le soi « spontané », superficiel, des réactions immédiatement imbéciles, mais un soi perfectionné et souterrain, la somme de tous les sois excellents qu'on contient, tout en s'ignorant, à toute heure de l'existence.