Pourquoi le voyageur est-il en général si superficiel ? Parce qu'il s'enorgueillit d'avoir déplacé ses préjugés en des lieux où ses interlocuteurs ne peuvent aisément aller : même, c'est pour conserver à la fois son orgueil et ses préjugés qu'il échange surtout sur des endroits qu'ils n'ont pas visités, parce que ces interlocuteurs sont alors inaptes à vérifier qu'en ce lieu il n'y a nul apport à faire, ils sont donc indulgents et accordent leur bénéfice-du-doute à qui en revient enthousiaste. Mais pour l'être d'esprit, rien d'humain n'est inimaginable hors de sa maison, et il n'a pas besoin de partir et de voir pour comprendre : il a compris avant de voir, et c'est plutôt, lorsqu'il se rend sur place, de la déception qui l'imprègne – le réel étant moins profond et varié que ce que son imagination lui communique – de sorte que le voyage lui est ennui, fatigue et sinistre confirmation.
Il faut manquer à la connaissance de l'homme pour s'ébahir de choses étrangères qui ne sont guère moins prévisibles au Contemporain que son quotidien local. Celui-ci manque tant d'observations sur son environnement immédiat qu'on devine qu'il ne fera que transposer ses mésententes à d'autres endroits, puisqu'il est si peu capable, dans un lieu connu et confortable, aisément lisible, d'en analyser et comprendre les ressorts essentiels. C'est ainsi que fonctionne la mentalité des voyageurs : il ne s'agit jamais de découvrir avec un regard neuf des sociétés et paysages inédits, car comment ces gens, déjà si inaptes chez eux à se détacher de l'égrégore qui les inonde, feraient-ils ailleurs pour se montrer tout à coup ouverts et philosophes ? La vérité, intempestive comme je l'expose toujours, est que le voyage ne consiste qu'en un transport de préconceptions, agrémenté par l'idée du divertissement qui procure l'oubli et celle de curiosité qui confère une aura de sagesse. Mais on devine encore en lui la multitude d'images qui défilent, le tourisme n'étant que la télévision-qui-nécessite-de-marcher, mais valorisante. Rien d'en-soi ne s'altère foncièrement à l'abord d'autrui : il faudrait pour cela commencer par savoir lire, et l'état de décomposition des arts contemporains ne permet pas de supposer que cet objectif soit atteint ni même espérable ; on n'interprète rien, on n'apprend rien, tout ceci est trop volontaire et difficile. Voyager, c'est reporter ailleurs des moules, et appliquer ce conditionnement autre part : mais tout est déjà en soi, on n'a fait que promener des visions foncières sous des latitudes différentes, et ce qu'on y voit, minime, qui ne consiste qu'en ce qu'on est disposé à voir c'est-à-dire qu'en ce qu'on peut voir (combien de gens, se rendant dans un même lieu, en rapportent des souvenirs entièrement disparates et même opposés, selon la préconception avec laquelle ils sont partis !), se mêle à une quantité énorme de ce qui était déjà en la pensée, de sorte qu'il faut à cette majorité du connu conformer la découverte infime pour l'expliquer et l'intégrer.
Un voyage n'est que transfert du déjà-su, son extrapolation à d'autres endroits. On ne « découvre » que ce qu'on regarde, c'est-à-dire que ce vers quoi on dirige ses regards, c'est-à-dire que ce qu'un préjugé incite à regarder, c'est-à-dire qu'on ne découvre rien, que la plupart des « découvertes » ne consistent qu'en une focalisation préexistante et qu'en une intention de « découvrir » telle chose, et c'est pourquoi le rapport des « découvertes » est toujours tellement prévisible et conforme à la mentalité initiale du « découvreur » : sans cette inhérente lacune, combien de découvertes l'on ferait chez soi !
En effet, la règle générale de l'intégrité de l'esprit humain contemporain est d'assimiler le neuf à l'ancien, non l'inverse, pour ne se produire aucun dommage : ainsi procède aussi le voyageur. Pas davantage à l'étranger que chez lui il n'aspire à modifier sa structure de pensée –, autrement il lirait –, mais il voit des décors et entend des sons qui ne servent qu'à confirmer et compléter ce qu'il « sait » déjà du monde. La révolution intérieure lui est un projet bien trop douloureux pour lui être souhaitable, au point qu'en voyage il pourrait fermer les yeux et clore tous ses sens sans perdre une découverte, car il conserverait la pratique d'être ailleurs imprégné de visions internes en se gardant d'en changer la plupart. Une métaphore du voyageur, c'est un homme qui va prendre trente photos en Asie en tenant à ne pas contredire les trente millions qu'il retourne sans cesse en lui-même, homme très attaché au contenu de ces trente millions avec lesquelles il part et qui ne tolèrera pas la contradiction d'une autre avec elles toutes – les trente images doivent s'adapter à l'imagerie des trente millions. Si l'on plaçait un voyageur au milieu de choses qu'il ne peut pas approcher ni assimiler à ce qu'il connaît déjà, tout simplement il n'observerait pas ces choses, il ne pourrait pas seulement les voir, il les négligerait comme si elles n'étaient pas là en sa présence autour de lui, elles n'existeraient pas pour lui. L'homme ne perçoit toujours que ce qu'il peut comprendre : s'il n'a pas d'emblée la grille, le prisme, le mode d'emploi des choses, il les nie tout bonnement. Voilà pourquoi la négation du réel est la règle de l'homme.
Or, mes articles sont assurément un voyage : on y lit des mœurs nouvelles, on y discerne des objets étranges, on y respire un parfum d'inédit, comme issus d'autres contrées, qui invitent à réfléchir à des visions pénétrantes et à recomposer son univers mental ; pourtant, ce sont des réflexions qui généralement dégoûtent et qu'on préfère oublier, preuve – ce défaut de lecture et de Lettres – que le voyage physique ne sert à rien, qu'il ne s'agit alors que de prolonger un confort banal en sa mentalité habituelle pour emprunter peut-être, le temps d'une exceptionnelle visite, la conception grossière d'un a-priori supplémentaire, mais sans l'incorporer plus que la durée de l'évasion attrayante, parce qu'en vérité l'incorporation du su est déjà faite et qu'il ne faut que feindre un accès et prétendre que la représentation à l'arrière de nos nerfs optiques ne sont pas seulement des fantasmes figés comme des cartes postales. Ils prétendent apprendre de leurs voyages, et ils ne lisent point !? Ils ne veulent pas intérioriser du nouveau mais se prouver qu'en ce petit cercle de connaissances ils peuvent en intégrer une poignée d'autres afférentes ; ils ignorent que le voyage n'est que le remuement d'images intérieures, qu'on défausse et rebat tout à fait quand on lit pour de vrai.