Une pause dans le travail – et lorsqu'on demande une pause dans une relation, c'est que cette relation s'assimile à un travail – n'existe pas : c'est toujours un arrêt, une cessation, une rupture définitive qui masque ses intentions, car quel serait l'être assez dénaturé pour chercher à provoquer le manque s'il ne l'augure pas auparavant ? Chez le Contemporain, ce qui fatigue au point d'en réclamer la fin « provisoire » signale la transition vers un régime de facilité, pas régressif vers ce qui coûte moins, abandon des contentions et des difficultés que nécessite tout ouvrage véritable, déclin des volontés et facultés d'excellence par lesquelles on persévérait à ne pas ralentir ni diminuer. On ne prend jamais juste « un temps » pour se remettre d'activité, mais on cherche prétexte à remiser la performance, et cette détente temporaire est exactement ce qui convient pour ne pas se sentir renoncer à sa grandeur, parce qu'on se dit que c'est « juste un repos » qui « ne durera pas forcément ». On emprunte alors un vocabulaire déculpabilisant pour s'épargner, parce qu'on devine qu'une pause équivaut à un forfait. Au même titre, quand on devrait dire « adieu », on préfère souvent dire : « au revoir » ou même « à bientôt ». On ne s'avoue pas sa défection, qui implique une sorte de défaite.
Le travail au sens plein n'est pas une vertu qu'on diffère et reprend sans préjudice, car il est un entraînementhabitué : comme le décaler revient à se déconditionner, sous peu l'on ne sentira plus ce qui relie au travail, on s'en démettra, on s'en soulagera. Le siècle contemporain est très propre à dégoûter de l'effort : plus on rallie sa torpeur, plus on légitime son innocuité, il se sent mieux d'être suivi. L'argument du nombre constitue son « meilleur » argument : qui ne fait pas comme tous, qui par exemple ne conçoit pas la famille ou le loisir comme la majorité, est assurément un asocial frappé de déformation mentale. Se ranger à la multitude revient pour elle à se rattacher à la raison, comme si elle en était pourvue, comme si la raison se manifestait par le conformisme, comme si chacun n'agissait pas seulement par imitation confortable. Le travail est moralement chez nous, il doit être, une contrainte en l'attente d'un plaisir, un moyen, et assez trivial, plutôt qu'une fin ou qu'une philosophie, et déroger à ce principe, c'est confirmer son inhumanité ou son intolérable anomalie. Il n'est donc pas illogique qu'ici une « pause » du travail soit largement et presque systématiquement vantée.
Lorsqu'une pause sincère est effectivement une convalescence, elle s'accompagne alors encore d'un certain travail, et il ne s'agit nullement d'imposer la séparation brusque d'un usage antérieur ou d'opérer un revirement intellectuel. Même un malade continue de s'intéresser à son œuvre, par exemple d'écrire, mais un peu moins, et de lire des textes relatifs à un travail ; mais l'expression d'une retraite complète suppose un renoncement qui n'ose pas se déclarer : on y rencontre les indices de l'excuse avec les appels à la morale grégaire, les « mais je suis épuisé enfin ! » et les « j'ai un peu le droit quand même ! », retour aux formes du pathétique le plus convenu pour justifier, par recours au banal, l'anéantissement qu'on avait su conjurer par opposition au banal ; voilà qu'à telle occasion on entre en la maison populaire pour se rassurer au nom même de la mentalité commune, voilà que ce qu'on avait résolument rejeté trouve pour soi des faveurs et qu'on y noue des attaches. C'est trop tard : ce refuge, même seulement loué, laisserait la trace d'une incohérence et d'une honte ; or, il faut l'assumer, on ne cultive jamais de regret d'avoir penché aux mœurs ordinaires, c'est par où débutent les compromissions, puis la « solidarité » et « l'empathie », enfin la foule des évanescences et des vices contemporains. Il n'existe pas de retraite avec reprise d'activité : la retraite consiste en l'acclimatation agréable au système global de la déchéance de l'esprit. Le retraité s'illusionne quand il croit conserver sa force : il substitue en général quelque « sagesse » à une vitalité de réalisations dures qui lui fait à présent défaut et qu'il ne retrouverait pas sans se faire extrêmement violence ; c'est juste une façon de relativiser sa perte.
Mais le savant se moque bien qu'un autre décide la pause : il la permet dès qu'on la lui demande parce qu'il lui semble alors que cet autre ne vaut plus de lui expliquer son erreur, qu'il s'est déjà trop enfoncé dans leur dissemblance, que cette requête est en soi un signe d'infériorité sans espoir. Il n'a d'égard que pour la grandeur, et l'autre lui paraît singulièrement diminué, il ne s'y intéresse plus. Une indulgence de façade, qui n'est que mépris, lui fait déclarer : « Prends ta pause, va ! », mais aussitôt il se détourne, et mire des horizons admirables parmi lesquels cet autre ne va plus, à ses yeux ; cependant, il ne cesse de progresser, sans se perdre en explications, sans vouloir polémiquer sur l'évidence que cet autre s'est anéanti : l'autre le nierait, et ce serait trop long à lui représenter. L'autre s'est sacrifié, par conséquent il n'existe plus.
Alors, comment cet autre, même après son hypothétique « pause », après son pseudo-rétablissement, pourrait-il ensuite le rejoindre ? Il est trop tard, le savant est allé, imperturbable, à bon rythme régulier, il eût encore mieux valu que la pause de l'autre fût un ralentissement, une marche parmi la course, l'écart n'eût après pas été si grand, et peut-être cet autre n'eût pas perdu de vue la silhouette exemplaire du savant : car il ne le suit plus, et c'est sans le savoir (ou sans se le reconnaître) qu' il n'avance plus dans son sillage ; il a emprunté un chemin de traverse qu'il croit aller vers le savant, mais en vérité il ne regarde plus dans sa direction, tout au mieux il louvoie. Le savant, qui a le regard aiguisé, perçoit au loin cette déviation de l'autre et n'a pas le temps ni l'envie de la corriger : il ne tient pas à être rattrapé, ce qui le retiendrait en arrière, il aspire à pénétrer aussi loin que possible pendant le temps compté de sa vie. Il ne sent pas de profit qu'on le paye pour attendre, préfère dédaigner l'attardé qui a négligé et égaré l'habitude d'user efficacement de ses jambes, et il va en fer-de-lance, sans personne pour boucher sa vue. Ses anciens alliés ne lui font plus qu'indifférence ; pire : comme ils l'ont abandonné, il sait leur peu de valeur quant à leur fidélité aux idéaux auxquels il tient, ces gens ne lui sont plus fiables, il ne leur accorde plus jamais sa confiance. Il est ainsi plus seul mais mieux accompagné – par lui-même – d'avoir révélé la faiblesse des personnes de sa suite, et se renforce en la pensée que le temps lui est décidément favorable, parce qu'en effet ce qui appartient au passé est défaillant et lâche, en sorte que le présent n'a jamais été aussi empli de vaillance, d'honneur et d'intégrité. Tous ceux qui, par déficience de courage, se sont arrêtés ne concourent qu'à lui communiquer l'impression de persistance de sa puissance, en sorte que, sans doute, un savant a toujours en quelque chose besoin d'être désaffecté.